Le marché se sucre à la stevia

Les multinationales ont accaparé la stevia, un édulcorant naturel récemment autorisé en France. Au grand dam du commerce équitable et des défenseurs de la biodiversité, les premiers à promouvoir cette plante.

Thierry Brun  et  Antoine Vezin  • 1 octobre 2009 abonné·es
Le marché se sucre à la stevia

La stevia, plante amérindienne au pouvoir sucrant trois cents fois supérieur au sucre traditionnel, et sans calorie, est devenue en quelques semaines la nouvelle coqueluche de l’industrie agroalimentaire. Un arrêté interministériel publié le 6 septembre, autorisant en France l’emploi de cet édulcorant naturel comme additif alimentaire, est à l’origine de cet enthousiasme des multinationales américaines. En tête, Coca-Cola, qui a salué cette autorisation en rappelant qu’elle a développé « un nouvel édulcorant à base de feuilles de stevia », déjà utilisé aux États-Unis dans certaines boissons.
« C’est époustouflant ! Il suffit que les grandes compagnies s’y intéressent pour que l’utilisation de la stevia soit autorisée, ironise Claudie Ravel, fondatrice et dirigeante de Guayapi Tropical, membre de la Plate-forme pour le commerce équitable et importateur pionnier de la stevia depuis 1992. Il aura fallu près de dix ans pour légaliser cette plante utilisée désormais dans de nombreux pays, et depuis des millénaires par les Indiens guaranis au Paraguay et au Brésil. » À l’origine d’une pétition « en faveur de la vente de la stevia » (qui était interdite en France depuis 2000), la chef d’entreprise a été condamnée en décembre 2008 à 2 000 euros d’amende à titre personnel, et sa société à 4 000 euros, pour avoir vendu la plante en ­poudre, notamment dans les rayons de magasins bios.
Pour Guayapi Tropical, la publication de l’arrêté interministériel met donc un terme à plusieurs années de combat. Mais sans résoudre les problèmes rencontrés par l’entreprise de commerce équitable, qui a bataillé avec d’autres sociétés contre les administrations françaises et européennes sans obtenir gain de cause.
La condamnation de Guayapi Tropical contraste avec l’engouement des multinationales, et cette situation ne doit rien au hasard. Les subtilités de l’autorisation française, la première accordée par un pays de l’Union européenne, ouvrent une voie royale aux géants mondiaux de l’agroalimentaire et risquent de mettre fin aux espoirs des défenseurs d’une agriculture maîtrisée et naturelle. La raison ? L’arrêté ne valide en fait que le rébaudioside A comme additif alimentaire, c’est-à-dire les trois molécules au goût sucrant, les plus intéressantes pour la consommation, et non l’utilisation de la plante comme complément alimentaire.
Les géants du soda, ainsi que les multinationales américaines Cargill et Merisant, leaders mondiaux fournissant les édulcorants à Coca-Cola et à PepsiCo, se sont immédiatement félicité que le rébaudioside A obtienne cette autorisation en France. Depuis plusieurs années, ces firmes, entre autres, ont engagé une course aux brevets pour capter le marché des édulcorants naturels, une manne qui représente plus d’un milliard d’euros. Ainsi, Coca-Cola a déposé plus d’une vingtaine de brevets concernant des produits dérivés du rébaudioside A. Et la firme a créé une marque, Truvia, pour ses boissons. Wesco, une filiale de Merisant qui commercialise la marque Canderel, a de même déposé des ­brevets sur d’autres variantes de « reb-A ». Elle pourra ainsi vendre aux consommateurs français un produit sans calorie pour sucrer leur café, du nom de PureVia, utilisé dans les sodas de PepsiCo aux États-Unis. Ces firmes visent aussi les diabétiques et les adeptes de « light naturel » rejetant l’aspartame, cet édulcorant chimique controversé qui domine pourtant le marché.
Les prétentions de développement de la stevia bio par des entreprises de commerce équitable s’arrêtent donc à la porte des multinationales soucieuses de contrôler le marché des édulcorants, et qui, à cet effet, déposent des brevets sur le vivant (voir page précédente). « En effet, ­défendre sa production au nom de la propriété intellectuelle se résume souvent au nombre d’avocats que la société peut mettre à contribution. Dans ce cas, les multinationales sont assurées de la “puissance” de leurs brevets », constate Joël Perret, médecin et directeur général de Greensweet, une entreprise qui a déposé une demande de mise sur le marché français de la stevia en 2006. Des PME comme Greensweet et Guayapi Tropical ne peuvent donc se permettre de mener un combat perdu d’avance.
Commerce équitable et protection de la biodiversité sont une fois de plus passés à la trappe au profit des intérêts d’industries agroalimentaires productivistes. « Nous devons être vigilants, car le risque existe de voir pousser des monocultures intensives, à l’image des cultures de soja au Brésil », s’inquiète Claudie Ravel. Du Brésil à la Chine, ces monocultures intensives permettront de vendre les sodas « stevialisés » de Coca-Cola et d’autres, qui s’apprêtent à inonder le marché français, en attendant d’accéder à l’ensemble du marché européen.

(1) Lire notre enquête publiée dans le n° 995 de Politis, daté du 27 mars 2008.

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