Les monnaies alternatives ont la cote !

De plus en plus de villes américaines croient aux bienfaits des devises alternatives pour contrer la récession. Le système favorise la production locale et renforce les liens des communautés. Nous nous sommes rendus dans une commune du Massachusetts qui a tenté l’expérience.

Alexis Buisson  • 22 octobre 2009 abonné·es
Les monnaies alternatives ont la cote !

Perdue dans la forêt dense du Massachusetts dans le Nord-Est américain, la commune de Great Barrington, 19 000 habitants, respire comme un parfum de révolution. Est-ce dû à cette stèle qui, à l’entrée de la ville, rappelle qu’elle a été le ­théâtre, le 16 août 1774, de la première résistance ouverte contre l’oppresseur anglais, à l’aube de la guerre d’Indépendance ? Ou est-ce dû à autre chose ? C’est que, deux siècles plus tard, une autre révolution est en cours. Cette fois, elle ne se déroule pas dans les rues cossues de la ville mais derrière les guichets tranquilles des commerces de Main-Street, l’artère principale de Great Barrington. En 2006, en effet, une devise locale, les ­Berk­Shares, ­faisait irruption dans les porte-monnaie et les tiroirs-caisses. À Great Barrington, il est désormais possible d’acheter son fromage ou de payer son coiffeur soit en dollars soit en BerkShares, et même d’échanger ses billets verts contre cette monnaie un peu particulière à la banque du coin. « Un jour, les eaux monteront et nous serons cernés par les flots, sourit Matthew Rubiner, propriétaire de Rubiner’s, la fromagerie locale. Donc il vaut mieux se protéger dès maintenant et s’entraider ! »

Le projet BerkShares sert aujourd’hui de référence aux localités qui veulent se doter de leur propre monnaie pour contrer les effets néfastes de la récession. Traditionnellement, les périodes de crise qui ravagent les campagnes favorisent l’apparition de ces monnaies plus ou moins folkloriques, comme en témoigne le lancement en 1932 du Wörgl dans un village autrichien qui comptait 30 % de chômeurs. La récession actuelle n’échappe pas à la règle. En un an, une nuée de monnaies locales s’est abattue, en toute légalité, sur les États-Unis. À Ithaca, dans l’État de New York, les Ithaca Hours retrouvent un second souffle, huit ans après leur naissance. La ville de Detroit a ressuscité les Detroit Cheers, endormis depuis la Grande Dépression, tandis que, dans le quartier de Brooklyn, à New York, la Brooklyn Torch doit voir le jour d’ici à la fin de l’année.
« Si nous avons le choix, il est préférable d’encourager la population à consommer local et les producteurs à vendre local, considère l’économiste Dan Nielson. Un système économique qui permet d’acheter les denrées de producteurs locaux, c’est-à-dire des personnes avec lesquelles on peut interagir au quotidien, est une bonne chose. »

Les BerkShares, eux, ne sont pas nés de la récession, mais en 2006, dans les bureaux boisés de la Schumacher Society. Établie en 1980, l’association a notamment pour objectif de mettre en pratique les idées de l’économiste allemand E. F. Schumacher, qui, dans son ouvrage de référence paru en 1973, Small is Beautiful , fait l’apologie d’une économie décentralisée forte, capable d’absorber les caprices des cycles économiques. « Schumacher pense que nous devons satisfaire autant que ­possible la demande locale par la production locale, tout en pensant à construire l’esprit de communauté. Plus les économies régionales sont fortes, plus l’économie nationale est résiliente » , résume Sarah Hearn, directrice du projet BerkShares. Parce qu’elle ne circule que sur un territoire donné, la monnaie locale est un outil parmi d’autres pour arriver à ce résultat. « Nous avons été contactés par différentes communautés à travers le pays, mais nous leur disons que chaque projet de monnaie locale est différent, poursuit Sarah Hearn. Les éléments clés de réussite sont la culture locale, plus ou moins réceptive, la taille de la communauté et le ­nombre de commerces locaux. »

Et ça marche : dès le lancement de la monnaie, plus de trois cents entreprises rejoignent le projet – auxquelles s’ajoutent cent autres l’an dernier. Et la population investit les banques pour troquer ses billets verts contre des coupures de 1, 5, 10, 20 et 50 BerkShares arborant les visages de célébrités locales : « Un client sur deux, ce jour-là, nous demandait des BerkShares, se souvient Louann Harvey, directrice de la Berkshire Bank. Ils étaient enthousiastes en raison du taux de change avantageux [90 cents pour un BerkShare, d’une valeur d’un dollar] et du désir d’aider leur communauté. »

Les monnaies locales peuvent-elles pour autant prospérer dans des communes dont les ressources et les capacités de production, parfois limitées, poussent consommateurs et producteurs à se tourner vers l’extérieur pour combler leurs manques ?

Récemment, une promenade dans Great Barrington a permis de se rendre compte que les bienfaits de la monnaie ne sont pas perçus par tous. Il y a notamment les problèmes de transaction liés à une devise papier, car les pièces sont illégales dans le cas des monnaies alternatives. Par conséquent, soit la petite monnaie doit être rendue en dollars, soit les prix doivent être ronds. « Il faut être motivé pour utiliser cette monnaie, confie Bruce, un habitant de Great Barrington qui ne l’utilise pas. Je ne le suis pas assez. »
Et puis, il y a les problèmes de conversion. À l’origine, on pouvait acquérir 100 BerkShares pour 90 dollars. Une forme de rabais censée inciter la population à utiliser la nouvelle monnaie, mais dont souffraient les commerçants au moment de la convertir en dollars à la banque. Résultat : certains ont fait des aménagements pour limiter les pertes, acceptant les ­Berk­Shares pendant les heures creuses ou uniquement pour certains achats. Lorsque le taux de change a récemment été ramené à 95 dollars pour 100 BerkShares, ce sont les consommateurs qui sont montés au créneau : « J’ai arrêté d’utiliser les BerkShares après le changement de rabais, confie une habitante de Great Barrington. Ça ne valait plus le coup. » Une tendance observée par les commerçants : « Beaucoup de personnes utilisent les BerkShares, mais il y a clairement eu une baisse depuis le nouveau rabais », confirme Brooke Redpath, vendeuse de jouets au Matrushka Toy Store.

À leur décharge, les initiateurs du projet soulignent que BerkShares est un « modèle en évolution » . Bientôt, ils comptent proposer des comptes en banque et des prêts en BerkShares et installer un distributeur automatique. À terme, ils veulent également que le cours du BerkShare soit annexé sur le prix d’un panier de biens locaux, comme le fromage de chèvre ou le sirop d’érable, et non plus sur le cours du dollar.
Mais le défi le plus important sera de créer un réseau de corps de métiers suffisamment dense acceptant les BerkShares pour que la monnaie reste constamment en circulation, sans souffrir des effets pervers de la reconversion en dollars. « Certains produits comme les voitures ne ­peuvent pas être fabriqués à Great Barrington, donc il sera impossible de complètement remplacer le dollar, concède Dan Nielson, mais il y a beaucoup plus de produits fabricables localement qu’on ne le pense, sans parler des biens qui ne sont pas confectionnés ici mais qui sont vendus localement, et tous les services locaux. »

Pour l’heure, aucune enquête mesurant l’impact économique des BerkShares n’a été réalisée. Et si, cependant, les effets bénéfiques de la monnaie étaient à chercher ailleurs ? «  Les gens parlent plus avec leurs commerçants, remarque Louann Harvey. Payer en ­Berk­Shares est plus personnel que de faire des achats en ligne avec sa carte de crédit. » « De nombreuses personnes ont eu des conversations profondes sur l’argent, qu’ils n’auraient jamais eues sans les BerkShares », renchérit Sarah Hearn. L’argent ferait-il donc le bonheur ? À Great Barrington, il y a sûrement contribué.

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