Du népotisme

Bernard Langlois  • 5 novembre 2009 abonné·es

La Cour

Franchement, nos lecteurs n’ont pas attendu les mésaventures de M. le Dauphin (l’affaire de l’Epad est tellement grotesque qu’il faut se pincer pour y croire) pour s’entendre dire ici ce qui va désormais partout se répétant : notre démocratie est malade, notre république sent la banane, nos zélites ont perdu le sens commun. Et je ne vois guère en Europe que l’Italie mafieuse de l’inénarrable Papounet pour nous en remontrer dans les turpitudes.
On l’a noté un peu partout, si l’installation programmée du Prince Jean sur l’énorme tirelire du Quartier d’affaires de Paris était une manifestation de népotisme évidente jusqu’au fin fond de l’Oubangui-Chari [^2] – et la presse étrangère ne s’est pas grattée pour s’en gausser –, l’histoire de cette ambition avortée a de surcroît révélé (confirmé, et avec éclat) la bassesse pitrale des dignitaires du régime, ce qu’on est convenu d’appeler : « la Cour ». Comme autrefois balayant le plancher des plumes de leur chapeau au passage du Roi-Soleil, les courtisans se sont aplatis devant l’héritier du trône, saisissant chaque occasion et chaque micro qui passait pour en rajouter sur les immenses qualités du jouvenceau, son sens aigu des responsabilités, la précocité de son intelligence politique.
« Plus brillant encore que son père à son âge » , allaient répétant les Ceausescu des Hauts-de-Seine qui lui tiennent lieu de mentors.

Gonflé

Je sais : l’argument en défense affirmant que les phénomènes de cour ne datent pas de l’accession à l’Élysée de Nicolas Sarkozy est recevable.
Dès qu’il y a pouvoir, il y a cour, depuis la nuit des temps. Rares sont ceux qui disent leur fait au souverain, au risque de la disgrâce. Bravo à Denis Olivennes d’avoir exhumé une lettre du grand résistant Pierre Brossolette au général de Gaulle, écrite en 1942, en pleine guerre, à Londres. On sait, notamment par le témoignage direct de Daniel Cordier (son secrétaire), que Jean Moulin fut âprement combattu par son principal rival dans la Résistance, Henri Frenay, le chef du réseau Combat, qui refusait son autorité. Brossolette fut de ceux qui appuyèrent Frenay contre Moulin, sans succès [^3]. Est-ce cette divergence d’appréciation qui a motivé cette lettre où il reproche à de Gaulle de ne tolérer « aucune contradiction, aucun débat, même », en particulier sur les sujets «  sur lesquels votre position est le plus exclusivement affective, c’est-à-dire ceux précisément à propos desquels elle aurait le plus grand intérêt à s’éprouver elle-même aux réactions d’autrui » ?
Pour le moins gonflé [^4] ! Combien furent-ils à oser parler ainsi au Connétable, dans les années de guerre, ou plus tard sous la Cinquième ?

De Lang à Lefebvre

Ni de Gaulle, donc, ni ses successeurs n’échappèrent au phénomène de cour. C’est du reste une des raisons qui requièrent contre l’élection au suffrage universel d’un président de la République doté de pouvoirs insuffisamment compensés.
Mitterrand compris, hélas ! Celui à qui j’en veux le plus : parce qu’il se réclamait de ma famille politique, la gauche (n’en attendant rien, je n’en veux pas à la droite, je la combats), et parce qu’il s’était engagé, et avec quelle force, à réformer des institutions dont il avait dénoncé mieux que personne les dérives monarchiques et les dangers pour la démocratie [^5]. Et je n’ai jamais compris comment un Jack Lang, par exemple, qui est tout sauf un crétin, a pu se faire à ce point le chantre officiel et hyperbolique du Prince sans mesurer comme il se couvrait de ridicule.
Seul un Frédéric Lefebvre aujourd’hui, dans un style moins sucré, plus canin, peut prétendre lui disputer le pompon.

De Charybde en Sylla ?

Mais il est clair que le sarkozysme s’est vite révélé indépassable. D’entrée de jeu, en fait, dès le Fouquet’s, où s’est passé le pacte indissoluble entre le nouveau chef de l’État et la grosse galette de la banque, des affaires et du chaubise.
La force du parvenu de Neuilly-Bocsa est qu’il n’a aucun complexe, aucun surmoi, diraient les psys. Tout lui est dû. Rien ne doit résister à son bon plaisir, à une omnipotence que lui ont conférée (pense-t-il, sincèrement !) les Français : je suis l’élu, tout doit plier devant moi. Dans un contexte économique et social qui ne cesse de se dégrader ; où la vie des gens de peu devient de plus en plus difficile, problématique ; où le suicide paraît aux yeux de beaucoup (beaucoup trop) comme la seule échappatoire, où le démantèlement des conquêtes sociales, des services publics, des institutions judiciaires, des collectivités territoriales est en œuvre ou programmé ; où le luxe s’étale à mesure que s’étiole la morale publique et jusqu’à la moindre notion de décence : ce n’est pas sur « l’identité française » qu’il conviendrait de nous interroger (et l’on voit bien pour quelles raisons électoralistes le ministre des Expulsions lance ce débat sur ordre de son maître), mais bien sur l’identité républicaine d’un pays qui brilla jadis comme un phare et ne donne plus que la lueur chiche d’un falot. Plus grave peut-être encore que l’affaire du petit prince hissé trop tôt sur un pavois trop grand pour lui (et qu’on a dû faire redescendre – mais chacun sait que le retrait n’est que provisoire), l’impérial cadeau consenti à ce M. Proglio, un homme sans nul doute d’une force de conviction peu commune (ou si c’est de moyens de pression ?) et qui va ainsi cumuler la direction d’un des plus beaux fleurons de l’industrie nationale avec celle de sa propre entreprise, dont il aurait eu sans doute trop de chagrin de se séparer.
EDF + Veolia dans une seule main par la grâce du Petit Père des riches (par ailleurs, et contre l’avis de certains de ses partisans plus lucides que lui, obstinément accroché à son bouclier fiscal) : quelle meilleure illustration de ce qu’oligarchie veut dire !

Du mérite

Alors, tant on reste ébaubi devant l’accumulation des turpitudes et l’étalage des gabegies (dont s’émeut même la Cour des comptes) que c’est presque d’un haussement d’épaules qu’on accueille de plus récentes nouvelles, pourtant sensationnelles.
Le terrible M. Pasqua condamné à de la prison ferme dans l’affaire dite de l’Angolagate : bof ! On en reparlera quand s’ouvriront pour de vrai les portes du pénitencier, m’est avis que ce n’est pas demain la veille. L’abracadabrantesque M. Chirac renvoyé en correctionnelle (quand on vous dit qu’il urge de supprimer les juges d’instruction…) pour à peine deux dizaines d’emplois fictifs du temps où il régnait sur Paris, quand il a échappé à tant d’autres affaires plus juteuses : pschitt ! Ça n’ira pas bien loin. L’ancien Président est aujourd’hui l’homme politique préféré des Français, qui se disent sans doute qu’un homme qui a réussi à vivre toute sa vie, et encore aujourd’hui à la retraite, dans les plus somptueuses demeures sans jamais débourser un sou de loyer ne peut pas être tout à fait mauvais. Et Tapie, remboursé (avec nos sous et la bénédiction de Mme de Bercy), sans avoir du reste jamais cessé de mener grand train : et allez donc, c’est pas mon père !
Au fond, tous ces gens de la haute dont la vie se déroule sur un tapis de roses, c’est sans doute que, quelque part, ils le méritent, non [^6] ?

Kerguelen

Bon, pour vous aérer les neurones, allez donc faire un tour chez les Manchots de la République  [^7], des vrais, eux, qui ne sont point des bandits !
Les Kerguelen, cet archipel (qui fait partie de l’identité française, hein !) du bout du monde où le biologiste (de formation) Yann Libessart a passé un an avec l’écharpe tricolore du « disker » (chef de district des Kerguelen, l’équivalent d’un maire et d’un commissaire de police, poste renouvelé chaque année à chaque nouvelle rotation du personnel technique expédié dans ce lieu venteux à souhait). Outre les manchots royaux, c’est ici le domaine des éléphants de mer, des orques et autres mammifères marins, oiseaux et palmipèdes ; des lapins aussi, qui pullulent (leur mauvaise réputation chez les marins, qui interdisent même qu’on les nomme, vient de ce que ces rongeurs sont la cause de plusieurs naufrages : ils bouffent les amarres des navires !), sans parler des chats, des rats et des rennes, des bœufs, des moutons, les six dernières espèces étant d’importation. J’ai aussi noté des rivières et des lacs qui regorgent de truites, un vrai rêve de pêcheur… Le récit de ce séjour hors sol, loin de toute civilisation et des miasmes de la société ordinaire, est conduit avec une vivacité plaisante par l’auteur, qui ne cache pas la difficulté de la tâche d’administrateur (les loustics venus travailler ici dans des conditions extrêmes ne sont pas toujours faciles à gérer) : c’est avec soulagement qu’il passera la main et l’écharpe à son successeur. « Reste, conclut Libessart, la fierté inestimable d’avoir occupé ce poste improbable de représentant de l’État sur une île perdue. Sans parler du privilège de côtoyer cet écosystème unique : il apaise à lui seul bien des frustrations. »
Les photos, magnifiques, donnent une idée de ce paysage lunaire, et pourtant si vivant. Un livre à offrir aux amoureux de la mer et du vent.

Et la préface d’Isabelle Autissier me donne aussi un prétexte pour vous inciter à aller faire un tour sur le site de « la Solidaire du chocolat » : une transat en double Saint-Nazaire-Progreso (au Mexique) qui associe les émotions et les risques de la course au large à la B.A., chaque concurrent étant porteur d’un projet humanitaire concret. Il y a une dizaine d’années de cela, je vous avais parlé d’un jeune marin débutant fauché, en quête de financement pour se lancer dans l’aventure, son rêve de toujours. Il est aujourd’hui un professionnel aguerri et (ce lundi, à mi-course) dans le trio de tête de cette transat dont nous parlons, avec son coéquipier, Damien Seguin.
Pourquoi distinguer ce garçon des 32 marins encore en lice ? Parce qu’Armel Tripon est le fils de ma sœur (mon neveu, quoi, hi, hi)…

 

[^2]: Inutile de m’écrire, je sais, on dit aujourd’hui : République centrafricaine ; mais ça sonne si bien : Oubangui-Chari !

[^3]: Voir notamment le dernier livre de Cordier, Alias Caracalla (Gallimard), assez fastidieux mais révélateur des tensions entre les chefs de la Résistance intérieure, Moulin-Bidault d’un côté, et le trio Frenay-Brossolette-Astier (eux-mêmes rivaux) de l’autre…

[^4]: Voir Le Nouvel Observateur du 29 octobre.

[^5]: Dans son pamphlet talentueux : le Coup d’État permanent (1964).

[^6]: Sans doute, mais Qu’est-ce que le mérite ? (Bourin, 195 p., 23 euros), s’interrogent opportunément le philosophe Yves Michaud, à une époque où ce sont les médias qui en délivrent le brevet et où « il s’estime alors en jet privé, Hummer, parures et gardes du corps ». Voir aussi, de la sociologue Marie Duru-Bellat, le Mérite contre la justice, Sciences-Po Les Presses, 166 p., 12 euros.

[^7]: Les Manchots de la République, un an aux Kerguelen, les Petits matins, 222 p., 27 euros.

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 10 minutes