Les célébrations de la chute du mur ne servent qu’à mieux vendre le libéralisme et notre société de surveillance

Suite de l’article expliquant que derrière le mur, il y avait la fascination des Etats Unis et de la société de consommation

Claude-Marie Vadrot  • 9 novembre 2009
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Je n’ai, ni de prés ni de loin, jamais été membre ou même proche d’un quelconque parti communiste ni de l’un de ses avatars trotskistes ou maoïstes ; pas plus que je ne supportais les restrictions de libertés régnant en Union soviétique, où j’ai été envoyé spécial permanent ou intermittent pendant une bonne quinzaine d’années : de Gorbatchev à Poutine. Ce qui me met très à l’aise pour expliquer ma gêne, à certains moments ma honte ou ma colère devant la célébration bruyante, indécente et surtout univoque de la chute du mur de Berlin qui saisit la France et une partie de l’Europe. Ce qui me permet donc de rappeler que les médailles n’ont pas deux envers…et que la situation qui régnait en Allemagne de l’Est et dans les pays communistes n’était pas aussi noire que le dépeignent aujourd’hui les socialistes en perditions et les dirigeants de la droite en progressions.

Que célèbrent les grands prêtres du néo-libéralisme convergeant vers Berlin ? De quoi veulent nous convaincre le président français, le président russe, le premier ministre anglais, toute la cohorte des responsables politiques européens, l’inénarrable Bernard Henry Lévy qui oublie ses anciens écrits et une trop grande partie des journalistes qui n’en peuvent plus de chanter une « découverte » de la liberté ? Tout simplement qu’à Berlin aurait été définitivement (et donc heureusement) vaincu tout espoir de construire des sociétés à gauche, des sociétés progressistes, des sociétés essayant d’être plus justes. C’est cela qui les fait bander, c’est cela qu’ils martèlent tous avec délectation. Ils se foutent des Allemands et de l’Allemagne de l’Est, cherchant simplement à oublier ou à conjurer leurs vieilles peurs ; c’est tout cela que leurs héraults avaient prématurément appelé la fin de l’histoire et la fin de l’idéologie. Comme un soulagement : enfin seuls ! Le communisme n’existe plus et pourtant ils continuent à lui taper dessus comme des malades. Comme au Moyen Age on jugeait et condamnait des femmes ou des hommes déjà morts pour exorciser la crainte, réelle ou inventée, qu’ils avaient provoquée.

Depuis quelques jours, les hommes politiques et la plupart des journalistes nous expliquent que le paradis était à Berlin Ouest et l’enfer à Berlin Est ; raccourci qui, déjà, oublie les deux pays existants depuis 1945 : la RFA et la RDA, chacune bien plus complexe que les simplifications d’aujourd’hui le prétendent. Des journées, des discours et des enquêtes caricaturaux au cours desquelles chacun règle sans risque ses vieux comptes idéologiques : j’ai même entendu un journaliste affirmer que les « bananes et les oranges étaient interdites à l’Est ». Comment peut-on proférer une telle ânerie, comment peut-on pousser le délire idéologique jusqu’à cet absurde ? Non, en RDA, les bananes et les oranges étaient justes rares et chères… Comme en URSS.

Depuis quelques jours, toujours les mêmes, exprimant dans le fond leur angoisse d’un société qui limiterait un peu les privilèges et les richesses, nous assènent que la vie en Allemagne de l’Est n’était qu’un enfer quotidien, une longue succession de jours tristes et sans joies, comme dans tous les autres pays communistes bien sur. Je les ai trop fréquentés, mon esprit critique et mon attachement aux libertés en bandouillère, pour ne pas savoir que cette vision est fausse, que « l’Est » n’était pas un long fleuve lugubre. En Allemagne de l’Est, en URSS, en Pologne, en Hongrie, en Tchécoslovaquie, même en Bulgarie, les gens vivaient, baisaient, buvaient, se marraient, pensaient, étudiaient, se promenaient, allaient au cinéma, au théâtre et au concert, prenaient des vacances pas chères ; et ne souffraient pas de la faim.

La chute du mur de Berlin, c’est tout simplement la victoire célébrée aujourd’hui de la société de consommation contre une société de (relative) pénurie. Faut-il s’en réjouir aussi bruyamment et avec une telle indécence ? Et oublier, par exemple, que s’il fallait faire la queue pour acheter un saucisson ou un bocal des célèbres cornichons allemands, tout le monde disposait des moyens de les acheter. Remarque qui vaut pour toutes les autres nations communistes de l’époque (à l’exception de la Roumanie).

Bien sur, il y avait la Stasi en Allemagne de l’Est, le KGB en Union soviétique et ses annexes dans les autres pays satellites. Mais contrairement à ce que chantent à l’unisson les bons apôtres du libéralisme et de la démocratie occidentale souvent réduite aux illusions, les Allemands de l’Est, les Russes, les Polonais, les Hongrois et les autres s’exprimaient et écrivaient. Ils le faisaient dans un carcan et sous une surveillance (les temps de Staline étaient bien lointains) qui leur donnaient du talent et de la ruse. Un talent et une ruse sous les mots ou les images que des dizaines de millions de gens savaient décrypter et commenter. Avec plaisir, avec délectation, entre amis, chez eux, au bureau, à l’usine, en ayant l’impression que leur vie intellectuelle ou quotidienne était passionnante. Qu’il s’agisse de livres, de journaux, de films, de théâtre ou d’arts plastiques, le bouillonnement intellectuel était partout intense et, surtout, il dépassait largement les cercles intellectuels. Que l’on me comprenne bien : il est évidemment difficile d’expliquer que la liberté surveillée ou limitée est la seule condition dans laquelle peut ou doit s’exprimer la contestation et les talents artistiques ou littéraires. Mais la question mérite réflexion, mérite d’être posée. Surtout quand, retournant dans ces pays en proie à la consommation débridée et irresponsable comme aux pires inégalités de revenus, je tente de mesurer ce qui reste de la vie intellectuelle, que je regarde les titres des films, que je jette un coup d’oeil sur la télévision ou que j’observe les titres des livres en vente dans les librairies. Un naufrage. Est-ce un progrès vers la liberté d’être passé des grands auteurs russes, allemands, tchèques ou hongrois, même en libertés surveillés, à la collection Arlequin ?

Oui, en Allemagne de l’Est comme dans les autres pays de l’Est, la police était partout. Et en même temps nulle part. Mais, s’agissant par exemple, de la société française, notre liberté n’est-elle pas en permanence sous haute surveillance, limitée, lobotomisée, transformée en villages Potemkine ? J’entends déjà les hurlements de certains : comment oser comparer ? Tout simplement parce que nous vivons un nouveau totalitarisme culturel et économique et qu’en célébrant la chute du mur sans les nuances et les informations qui rappelleraient que l’histoire n’est jamais blanche ou noire, les laudateurs de l’ultralibéralisme s’acharne à nous le faire oublier. Les politiques et ceux qui les suivent aveuglement profitent du mur pour tenter de nous faire oublier les deux faces de la médaille communiste et nous promettent, en échange, une société plus fichée que les démocraties populaires et surveillée par des dizaines de milliers de caméras.

Voila la réflexion que je voulais lancer en ce jour d’une célébration dont les termes me paraissent souvent « obscènes ».

En fait, j'ai compris en écoutant et regardant les reportages tout au long de cette journée du 9 novembre que les journalistes, en racontant "leur 9 novembre 1989" confondent l'émotion forte que l'on éprouve en vivant un moment incontestablement historique ( je l'ai éprouvée) en tant que reporter et la signification politique et idéologique de ce que l'on vit. C'est tout le problème de l'ambiguïté fondamentale de ce métier...dont je ne pourrais pas me passer
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