Lucas Belvaux : « Jusqu’où peut-on aller dans la lutte ? »

En racontant l’histoire d’un industriel kidnappé et torturé, Lucas Belvaux pose une question morale et politique. Face à la violence sociale qui s’exerce, comment se battre sans abdiquer de son humanité ? Une interrogation servie par un grand film et l’interprétation remarquable d’Yvan Attal.

Christophe Kantcheff  • 19 novembre 2009 abonné·es
Lucas Belvaux : « Jusqu’où peut-on aller dans la lutte ? »

Politis : Rapt est un film dont l’action se passe aujourd’hui mais qui est inspirée par l’histoire du baron Empain. Pourquoi cette histoire-là ?

Lucas Belvaux : Pour plusieurs raisons. D’abord parce que cet enlèvement a une histoire extrêmement singulière. Plus précisément : ce qui se passe après la libération ne se déroule pas comme d’habitude. Pendant toute sa détention, le baron Empain a évidemment imaginé sa libération comme un moment extraordinaire. Or, elle se révèle pire que la détention. Le baron Empain, ou plus exactement mon personnage, Stanislas Graff, a besoin de chaleur à ce moment-là. Il n’a pas envie de s’expliquer. Il a besoin qu’on l’aime, qu’on le réconforte. Or, il ne reçoit rien. La blessure sentimentale est terrible. De surcroît, professionnellement, il perd tout.
La deuxième raison, c’est l’envie de parler de la barbarie que représente un enlèvement, d’en parler à travers un personnage qui ne m’est pas proche politiquement et qui ne m’est pas particulièrement sympathique, pour ramener à l’acte pur et à l’humanité pure. Il aurait été trop facile d’avoir un personnage sympathique ou ­faible. Au départ, Stanislas Graff est tout sauf une victime. C’est un patron, quelqu’un qui se trouve du côté du marteau plutôt que de l’enclume.

L’un des enjeux principaux de Rapt tourne autour de la place du spectateur. Celle-ci n’est jamais évidente a priori. Il n’y a d’empathie immédiate pour aucun des personnages…

C’était en effet l’enjeu et la difficulté. Dans mon envie de départ, il y avait l’idée que je me sentais mal à l’aise avec le sentiment que j’ai éprouvé, en tant que spectateur du fait divers, quand le baron Empain avait été enlevé. À l’époque, j’ai eu ce sentiment, assez partagé dans la population : « Il l’a bien cherché. » Sous-entendu : « Il l’a bien mérité. » Et quand je l’ai revu, à la sortie de son livre, racontant ce qu’il avait vécu, je me suis dit : ce que j’ai éprouvé était dégueulasse. Je ne peux pas être à la fois contre la peine de mort, contre la torture, contre les exactions et les humiliations commises à Abou Ghraib, je ne peux pas défendre un État de droit et une démocratie au nom de l’idée que je me fais de l’humanité, et accepter ce que cet homme a enduré.
Devant le film, les spectateurs ­peuvent être pris à contre-pied. Au cours des débats lors des avant-premières, certains m’ont même reproché de me placer du côté des patrons. Ce n’est évidemment pas le cas. Je pose cette question : peut-on s’auto­riser, parce que quelqu’un est un patron, voire, peut-être, un salaud, à lui couper un doigt et à l’enchaîner pendant soixante jours ?

Craignez-vous que ce genre d’actes puisse survenir, alors que nous sommes au cœur de ce que certains nomment « une guerre sociale » ?

Oui. Je crois que ce danger existe. Cette voie-là serait une erreur tactique et stratégique. Même si, aujourd’hui, la violence sociale est extrême, en effet. Je ne suis pas contre, par exemple, la séquestration de patrons, qui relève de la violence symbolique. J’ai été choqué également par la sévérité de la justice à l’encontre des ouvriers de l’usine Continental qui ont saccagé la sous-préfecture de Compiègne. Cette violence-là est épidermique et a quelque chose de sain. Elle fait avancer la réflexion dans la société. Mais je ne crois pas à une avant-garde révolutionnaire active qui ferait bouger le reste de la société. Et il n’y a pas un seul enlèvement, une seule exécution qui ne me révolte pas. Comme je ne crois pas à l’exemplarité de la peine de mort, je ne crois pas davantage à l’exemplarité de l’assassinat politique.
En somme, je pourrais dire que l’un des sujets de Rapt , c’est la manière de mener la lutte. À quelles questions doit-on faire face dans la lutte ? Jusqu’où va-t-on ? Que peut-on accepter ? C’est revenir au niveau le plus fondamental de la pensée politique. Qu’est-ce que l’enjeu globalement de la gauche, si ce n’est l’humanité au centre de tout ? C’est pourquoi je crois que la réponse ne peut se faire que par la voie démocratique. C’est-à-dire dans le respect des droits de l’homme. Ce qui n’est pas négociable, ce sont les droits de l’homme.

Il était donc hors de question que les ravisseurs de Rapt aient des motivations politiques…

Si cela avait été le cas, le spectateur se serait probablement déterminé a priori , en fonction de ses propres choix politiques. Cela dit, je suis en train de lire le livre de l’ancien brigadiste Enrico Fenzi, Armes et bagages  [^2]. Ce qu’il raconte sur la dérive brigadiste est assez affligeant. À l’époque des Brigades rouges, j’étais jeune, et, si j’avais été en Italie, il ne m’aurait pas fallu beaucoup pour les suivre. Ce n’est pas une réflexion politique qui m’aurait fait basculer, mais probablement une pulsion de mort.

Les ravisseurs de Rapt sont indéfendables. Vous ne portez pas sur eux ce regard romantique qu’on trouve fréquemment dans le polar français…

Oui. J’avais envie de sortir de l’image du bandit sympathique. Dans la réalité, les bandits ne sont pas sympathiques. À partir du moment où l’on braque un flingue sur la tête de quelqu’un qui ne peut pas se défendre, c’est du fascisme. Les bandits qui ont une vision humaniste du monde sont très rares. Quand on les représente ainsi au cinéma, on est évidemment dans une posture plus confortable. Il faut sortir du côté Prévert-Carné.

Le film développe également une vision très négative de la presse, même si celle qui est le plus évoquée est la presse people, la presse poubelle…

Oui. Ce qui me gêne, c’est que la presse, même celle qui est réputée « sérieuse », se sent obligée de raconter des histoires sous prétexte que c’est ainsi qu’elle parvient à se vendre. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui le « story­telling » , une technique que la communication utilise également. On privilégie le récit, l’anecdote ou l’émotion au compte rendu scrupuleux des faits et à l’analyse. On fabrique ainsi quelque chose qui est de l’ordre de la fiction. C’est exactement ce qui se passe dans Rapt  : les journaux élaborent une histoire de Stanislas Graff, qui devient la réalité de Stanislas Graff, éloignée de la vérité.

La police que vous montrez est, elle, très professionnelle et très « classe »…

Je me suis beaucoup inspiré de la brigade criminelle de Paris, que j’ai eu l’occasion de rencontrer pour un autre tournage. Je me suis retrouvé devant des personnes cultivées, intelligentes, extrêmement respectueuses de la loi et de l’individu. Ils sont habillés à peu comme je les montre dans Rapt – c’est-à-dire en costume-cravate dès qu’ils estiment que c’est nécessaire, et ils s’expriment de cette manière, précise et châtiée. J’ai notamment rencontré un chef de groupe : un ancien prof d’histoire dont la thèse avait pour sujet « Cinéma et propagande », et qui jouait aussi du piano.
Ces policiers de la brigade criminelle sont en permanence confrontés à ce que l’humanité a de plus sombre et de plus souffrant. Ils fréquentent tous les états de la mort des autres : sur la voie publique, aux autopsies… Ils sont cooptés, et la première qualité qui leur est demandée, c’est de savoir écrire. Parce que ce qu’ils écrivent dans leurs rapports, c’est ce qui fera foi, des années plus tard, au procès, le plus souvent aux Assises, dont les enjeux sont, on le sait, considérables.

La dernière partie du film est d’une force époustouflante, car, vous l’évoquiez au début, tout se délite autour de Graff, et à nouveau le spectateur s’interroge sur ce qu’il doit penser des uns et des autres…

C’est souffrance contre souffrance. La souffrance de la famille qui a découvert les vies cachées de Stanilas Graff, et bien sûr la souffrance de Graff, qui ne reçoit aucun amour. Mais une souffrance n’annule pas l’autre. Dans ma position de cinéaste, je ne peux juger des personnages que j’ai créés. Mais le spectateur, lui, peut avoir un jugement moral sur les personnages. Seulement, ce jugement-là n’est pas facile. C’est à nouveau au spectateur de définir sa place. Là réside la différence entre les films fermés et les films ouverts. Les seconds ne répondent pas à toutes les questions qu’ils suscitent.

[^2]: Paru en 2008, aux Belles Lettres (voir Politis n° 991).

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La contre-révolution Sarkozy
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