Polémiques

Denis Sieffert  • 26 novembre 2009 abonné·es

Pour atteindre l’intensité sonore qui la placera au-dessus du tumulte ambiant, une information doit de nos jours être propulsée par ce carburant puissant et bon marché : la polémique. S’il y a querelle, controverse ou scandale, l’affaire est dans le sac. Et peu importe la valeur intrinsèque de l’événement. Cette semaine, la plus jolie polémique, celle qui a masqué la misère du monde pendant au moins quarante-huit heures, et absorbé une bonne moitié de nos journaux télévisés, c’est évidemment l’affaire de la « main d’Henry ». Fallait-il rejouer le match ? Vaste question ! Par bonheur, jeudi matin c’était beaujolais nouveau, et les brèves de comptoir volaient bas. Mais, en ce domaine aussi, où nous sommes pourtant réputés imbattables (je dis « nous » car je considère la question de l’identité nationale comme résolue), nous avons été dominés par les Irlandais. À notre grande honte, la vérité la plus profonde est sortie d’une pinte de Guiness et pas d’un canon de beaujolais.

La voici : « On nous a fait rejouer le référendum européen parce que nous avions voté non, pourquoi ne pas nous faire rejouer un match de foot ! » Notre champion national, Alain Finkielkraut, qui était hélas dans son état normal, s’est situé très en deçà. Il est vrai que c’est surtout la liesse des supporters de l’Algérie dans des villes françaises – oui, françaises ! – qui a suscité son indignation et son effroi. Vers quel métissage hideux court notre pauvre monde ? Mais, pour pousser plus loin la réflexion, attendons que « la main d’Henry » ne tombe l’année prochaine au bac philo : « La morale est-elle supérieure à la loi ? », « Faut-il accepter l’imperfection du jugement humain ? »

Toutefois, nous pouvons d’ores et déjà émettre l’idée qu’il y a peut-être d’autres matches à rejouer. Celui du 6 mai 2007, par exemple. À partir de combien de bobards du président de la République, de promesses oubliées, peut-on considérer qu’une élection acquise par la dissimulation et le mensonge n’est plus légitime ? Il s’en faut de peu que cette main d’Henry ne devienne finalement un geste subversif… L’indocile Cantona ne s’y est pas trompé, qui a estimé que « Domenech était notre plus mauvais entraîneur depuis Louis XVI » . Il y a de la harangue révolutionnaire là-dedans. Une invitation à faire tomber les têtes. Mais ce qu’il y a de bien avec les polémiques, c’est qu’elles peuvent s’effacer quelques jours puis resurgir. On dit d’untel qu’il a « relancé la polémique ». Ainsi, encore une fois, Alain Finkielkraut, qui a jugé que le propos de Marie N’Diaye qualifiant de « monstrueuse » la France de Sarkozy relevait de « l’ivrognerie verbale » . Toujours le beaujolais nouveau. Et le philosophe, à peine remis de ses émotions de supporter contrit, s’est aussitôt engouffré dans la redoutable faille ouverte par le député UMP Éric Raoult. Celui-ci, on s’en souvient, exigeait des lauréats du prix Goncourt un « devoir de réserve ». Les écrivains, les artistes apprendraient à parler la langue de bois des porte-parole du Quai-d’Orsay. Apparemment un ton en-dessous, Finkielkraut ne demande, lui, qu’un « devoir de justesse ». Encore un beau sujet de méditation : qu’est-ce donc que la justesse ? Et qui en juge ? Éric Raoult ? Brice Hortefeux ? Alain Finkielkraut ? N’est-ce pas précisément une idée « monstrueuse », typique de la France de Sarkozy ? On sourit de tout cela. Mais le sourire parfois se fige. Ces pensées liberticides chez ces gens de pouvoir, ou à proximité du pouvoir, que donneraient-elles dans une situation de crise politique aiguë ?

Une autre polémique est née de la dernière trouvaille de Sarkozy : Camus au Panthéon. Voilà qui s’inscrit dans la veine la plus triviale du sarkozysme : je touche avec mes mains les tableaux des musées pour voir si la peinture s’en va… Nous avons eu la lettre de Guy Môquet, puis le parrainage d’une victime de la Shoah par un gamin de CM2
– suggestion qui avait fort heureusement buté sur le refus indigné de Simone Veil. Et voici la récupération de l’auteur de l’Homme révolté. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans le débat récurrent sur le legs intellectuel et moral de Camus. S’il fit l’apologie de la révolte, il n’a surtout jamais été un révolutionnaire. Mais il suffit de se souvenir de l’anticolonialiste – l’une des rares voix qui se fit entendre au moment des massacres de Sétif, en 1945, et de Madagascar, en 1947 – pour que l’on ait très fort envie de prier Sarkozy de se tenir à distance. Et puis Camus n’est pas un symbole. Il n’a pas aboli l’esclavage, comme Schoelcher ; il n’a pas fondé le socialisme français, comme Jaurès ; il n’a pas été l’âme de la Résistance, comme Moulin. Avec lui, on entretient, ou pas, une sorte d’intimité. Alors, écoutons plutôt le conseil avisé d’Olivier Todd, son biographe : « Il faut garder Camus vivant ; il aide à réfléchir. » Camus, qui adorait le football, aurait détesté la main d’Henry. Et l’amoureux de l’Algérie qu’il n’a jamais cessé d’être aurait regardé avec tendresse la liesse des jeunes dans les rues de Paris et de Marseille.

La dernière polémique mériterait d’être un débat. Xavier Darcos propose de sanctionner les patrons des « sans-papiers ». C’est parce qu’on ne croit pas un seul instant que le gouvernement des charters, et du nettoyage au bulldozer de la « jungle de Calais », veuille s’attaquer aux géants du BTP, grands consommateurs de sans-papiers, que ce n’est qu’une vile polémique. Une controverse artificiellement créée, et dont l’objet véritable n’est pas plus le sort des sans-papiers que, par ailleurs, la postérité d’Albert Camus. Mais plutôt la cote du Président dans les sondages, ou encore le score de l’UMP aux prochaines régionales. La fin justifie les moyens. D’où la fameuse main tricheuse…

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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