Vingt ans après…

Denis Sieffert  • 5 novembre 2009 abonné·es

Comme dans le roman de Dumas, les trois « héros » sont rappelés pour les besoins de l’histoire. Et ils ont pris un sacré coup de vieux. « Vingt ans après », les mousquetaires de la Guerre froide, Helmut Kohl, George Bush (père) et Mikhaïl Gorbatchev se sont retrouvés samedi dernier à Berlin, cahin-caha et brinquebalant, pour célébrer l’anniversaire de la chute du Mur. Pathétique rencontre de trois vieillards qui n’ont eu qu’un mérite, celui d’être au pouvoir, ce 9 novembre 1989, quand les premiers coups de pioche ont fissuré le monstrueux édifice qui déchirait Berlin et l’Allemagne depuis un certain 13 août 1961. Ce n’est pas l’âge que nous moquons (celui-là, mieux vaut ne pas en rire) mais la prétention de ces personnages (on nous a longtemps fait le coup avec Jean-Paul II) à incarner un événement qui a d’abord été un mouvement populaire. Seul Mikhaïl Gorbatchev peut se prévaloir d’avoir joué un rôle. Sa grande sagesse fut de ne pas aller à contre-courant de l’histoire. Il a accompagné la vague croyant peut-être pouvoir la maîtriser, jusqu’à transformer le régime soviétique à l’agonie en avatar de la social-démocratie. En vain. Au moins n’a-t-il pas fait couler le sang. En fait, bien avant novembre, le délitement de l’empire était devenu incontrôlable. À quand faut-il le faire remonter ? Au 1er août 1975, lorsque – premier signe de faiblesse – la RDA ratifia les accords d’Helsinki qui ont servi de point d’appui à un mouvement revendicatif de plus en plus puissant ? En 1984, lorsque des opposants occupèrent des ambassades occidentales de Berlin-Est ? Ou en 1987, quand le régime a dû concéder plus de cent mille autorisations de sorties, comme conscient que la fin était proche ?

Ou, bien sûr, au mois de septembre 1989, lorsque des dizaines de milliers d’Allemands de l’Est ont franchi la frontière entre la Hongrie et l’Autriche, devenue perméable ? Chacune de ces dates propose une réponse crédible. Elles correspondent toutes à des étapes de la crise finale d’un système de toute façon condamné depuis les origines. La chute du Mur est en fait le résultat d’un long processus économique et politique. Certes, la fin n’a pas été violente, les images qui nous restent sont même celles de la liesse de tout un peuple qui se reconstitue, mais le désastre était à venir. Imprévisible dans son ampleur. Car si Gorbatchev a été sage, ses alter ego à l’Ouest ne l’ont guère été. L’avidité des Occidentaux à mettre la main sur le pactole, et l’empressement idéologique des Chicago Boys à convertir les anciens bureaucrates ou leurs héritiers à une économie de casino ont fait basculer le monde dans la folie libérale. Les pays de l’Est, fragiles devant ces nouveaux appâts, ont sombré dans toutes sortes de maux. Les mafias ont proliféré. Et les résistances ont pris les formes sordides du pire nationalisme ou de régressions religieuses. Si bien que vingt ans après, les traces du Mur sont encore profondes. Les anciens pays du « bloc soviétique » entretiennent en leur sein une atmosphère d’hostilité à l’encontre de la Russie. Une hostilité dont jouent plus ou moins grossièrement les États-Unis en recrutant au compte de l’Otan jusqu’aux portes de l’ancien empire. Voir la guerre éclair de l’été dernier entre la Géorgie et Moscou.

La voracité du monde occidental face à ces nouveaux marchés a recréé un climat de tension. Et, réciproquement, une Russie nationaliste continue de considérer ces pays comme appartenant à sa sphère d’influence. En Allemagne non plus, les traces du Mur n’ont pas disparu. Ainsi, un récent rapport révèle que le chômage sévit deux fois plus dans l’ex-RDA (plus de 13 % de la population en âge de travailler) que dans l’ex-Allemagne de l’Ouest. Le rêve libéral s’est transformé en cauchemar pour une partie de la population. Ce que l’ivresse de la chute du Mur cachait, c’est que le capitalisme allait plonger dans la démesure. Et ériger à son tour toutes sortes de murs, solides ou virtuels, creusant les inégalités Nord-Sud, générant en un rien de temps des fortunes sans précédent, et produisant de l’exclusion comme jamais. Il allait s’autoriser toutes les guerres pour tenter d’uniformiser le monde selon un modèle unique. Ce que le bonheur éphémère du 9 novembre 1989 cachait aussi, c’est que la social-démocratie européenne allait rapidement plier sous la pression idéologique, et se faire complice de ce qu’elle avait vocation à combattre. Révélant ainsi qu’elle était paradoxalement vertébrée par son ennemi intime, le communisme. L’actualité de la chute du Mur, c’est précisément ceci : réinventer des contre-pouvoirs, recréer sur des bases nouvelles, sociales et écologiques, une alternative au libéralisme et au capitalisme. Le hasard veut que ces vingt ans ne marquent pas seulement un anniversaire, la célébration d’une date symbolique. Avec la crise actuelle, ils marquent aussi la fin d’un cycle de capitalisme triomphant. Ce sont les illusions nées il y a vingt ans, les discours idéologiques, les fadaises économiques qui sont emportés. Un autre mur s’effondre sous nos yeux. Il ne manque qu’une chose, mais ce n’est pas rien : une autre gauche pour une autre politique qui ne soit ni fille du goulag ni héritière des capitulations social-démocrates.

N. B. : « Vingt ans après », c’est aussi le titre de notre dossier spécial sur la chute du Mur, paru fin juillet. Il est encore disponible au journal.
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Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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