Après le deuil, la bataille judiciaire

Des associations regroupant des avocats, des syndicalistes, des chercheurs ainsi que des inspecteurs
et médecins du travail constatent de redoutables dérives autour des procès liés aux suicides au travail.

Thierry Brun  • 17 décembre 2009 abonné·es
Après le deuil, la bataille judiciaire

Le gouvernement se fait discret sur les conséquences judiciaires de la multiplication des suicides au travail, notamment dans les groupes France Télécom et Renault, où l’État est encore le principal actionnaire, mais aussi dans d’autres grandes entreprises comme EDF, La Poste, IBM, BNP Paribas, etc. Pourtant, une longue et importante bataille judiciaire est engagée, qui met en accusation la dégradation des conditions de travail, des méthodes de management musclées, mais aussi le déni des directions d’entreprise.

La Caisse nationale d’assurance-­maladie (Cnam) a récemment donné la mesure de la montée des drames sociaux constatés dans les entreprises. De janvier 2008 à juin 2009, elle a reçu 72 demandes de reconnaissance de suicide comme accident du travail, dont 39 ont été rejetées, 5 sont en cours d’examen et 28 ont donné lieu à une reconnaissance. Mais c’est seulement dans ce dernier cas que la famille de la victime a droit à une rente, et qu’elle peut faire en sorte que l’employeur mis en cause soit condamné pour « faute inex­cusable » (en raison du manquement à son obligation de sécurité) par un tribunal des affaires de Sécurité sociale (Tass). La veuve d’un ingénieur du Technocentre de Renault à Guyancourt, qui s’était suicidé en 2006, a ainsi entamé en octobre un procès retentissant pour faute inexcusable de l’employeur.

« En cas de suicides imputables aux conditions de travail ou à l’environnement professionnel, la responsabilité sociale de l’employeur est engagée au regard du code du travail et, au-delà, plusieurs chefs d’accusation sont susceptibles d’entraîner sa responsabilité pénale », explique Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche et présidente de la Fondation Henri-Pézerat : santé, travail et environnement, qui réunit syndicalistes, professionnels de la santé au travail, juristes et scientifiques [^2].). Après la vague de suicides à France Télécom, une enquête de l’inspection du travail a estimé qu’entre 2006 et 2009, l’organisation du travail à France Télécom « a été de nature à générer de la souffrance au travail » et « des risques pour la santé » des salariés. La fédération SUD-PTT a donc annoncé le dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile contre le groupe, « à la suite de faits très graves dont elle considère qu’ils sont constitutifs d’infractions pouvant mettre en cause la responsabilité pénale de la direction ».

Les entreprises sont prêtes à toutes les manœuvres pour fuir leurs responsabilités et leur devoir de prévention des risques psychosociaux. Les familles de victimes sont contraintes de s’engager pour plusieurs années dans des procédures incertaines pour faire reconnaître un accident du travail, puis la faute inexcusable de l’employeur. Il a fallu attendre le 30 novembre pour qu’EDF soit assignée devant le Tass, après le dépôt d’une plainte à la suite du suicide de Dominique Peutevinck, survenu… en 2004. « Bien que deux comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles se soient prononcés sur le lien direct et essentiel entre le suicide de Dominique et son travail, EDF continue à engager des procédures judiciaires interminables afin de surseoir à ses responsabilités dans ce drame » , observe l’Association d’aide aux victimes et aux organisations confrontées aux suicides et aux dépressions professionnels (ASD-Pro), qui rassemble des syndicalistes, des juristes et des médecins du travail.

Dans le cas de France Télécom, il a fallu attendre le 24e suicide en dix-huit mois pour que les pouvoirs publics interrogent la direction sur les conditions de travail des personnes s’étant donné la mort. Pour ce qui concerne Renault, la direction a choisi une stratégie de l’évitement dans le procès intenté par la veuve d’un des suicidés du Technocentre de Guyancourt, en invoquant les résultats d’une « autopsie psychique » qui lui permet de se dédouaner d’une éventuelle mise en cause de sa responsabilité.

Le gouvernement ne semble pas prêt à agir sur les nouveaux risques liés à la dégradation des conditions de travail. « Aucun texte officiel ne rappelle le devoir de l’État d’imposer aux employeurs, au besoin par le recours à la sanction pénale, le respect de leur obligation de sécurité, définie en 2002 par la Cour de cassation comme “obligation de résultat” » , s’étonne Annie Thébaud-Mony.

« L’arrêt rendu en 2002 devrait être de plus en plus utilisé dans les procès pour faute inexcusable de l’employeur. Mais, dans le cas des suicides, la plupart des plaintes dont on a eu connaissance ont été rejetées par les procureurs, et les affaires ont été classées. On bute sur l’absence d’indépendance de la justice par rapport au pouvoir politique » , tempête Michel Lallier, ancien secrétaire du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de la centrale nucléaire de Chinon, et président de l’ASD-pro.

« Il y a, de la part des pouvoirs publics, une politique de soutien inconditionnel à la logique financière adoptée par les employeurs au détriment de la santé des salariés, alors que l’État a un devoir de protection des citoyens. Il devrait soutenir les inspecteurs du travail et les encourager à engager notamment des procédures de référés quand il y a à ce point une mise en danger des salariés » , estime Annie Thébaud-Mony. La judiciarisation des suicides poussera-t-elle les entreprises à revoir leurs organisations de travail ? C’est tout l’enjeu des procès en cours.

[^2]: Annie Thébaud-Mony et Nathalie Robatel ont réalisé un excellent dossier de la revue Problèmes politiques et sociaux, intitulé : « Stress et risques psychosociaux au travail » (n° 965, La Documentation française, octobre 2009

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