Bolivie : « Evo Morales travaille pour les pauvres »

En Bolivie, le président amérindien sortant, Evo Morales, est le grand favori de l’élection du 6 décembre. Il devrait pouvoir poursuivre sa politique sociale. Reportage.

Julie Pacorel  et  Jean-Baptiste Mouttet  • 3 décembre 2009 abonné·es
Bolivie : « Evo Morales travaille pour les pauvres »

Les maisons de terre cuite sont peintes entièrement en bleu roi. Sur les murs, les slogans en blanc et noir, « Evo no se cansa » (Evo ne se fatigue pas), « Evo de nuevo » (Evo de nouveau), appellent à la réélection, le 6 décembre, d’Evo Morales à la tête de la Bolivie. Les couleurs du MAS (Mouvement pour le socialisme), le parti du président indien, flottent sur tout l’Altiplano, plateau hostile des Andes boliviennes. Les sept autres candidats sont quasiment absents dans cette région. De rares affiches du principal concurrent, l’ex-militaire Manfred Reyes Villa, du parti de droite PPB (Le Plan progrès pour la Bolivie), sont collées à quelques lampadaires, tandis que de grandes pancartes éparses du troisième homme, l’entrepreneur plus modéré Samuel Doria Medina, de l’UN (l’Union nationale), appellent à ­ « mettre la Bolivie au travail ».

Ces villages démunis de l’Altiplano sont révélateurs de la tendance électorale. Suivant les derniers sondages, Evo Morales est quasi certain de l’emporter dès le premier tour. Pour les Indiens, son mandat a un goût de revanche. « Même la place Murillo [siège du gouvernement et du Parlement, au centre de la capitale, NDLR] a changé. Avant, les gens bronzés comme moi n’y avaient pas leur place. Il y avait plus d’étrangers que de Boliviens, comme si nous n’avions pas accès au pouvoir » , se souvient Francisco Kuno, employé d’hôtel.

L’arrivée d’Evo Morales à la présidence a avant tout été un symbole fort. Le vice-président, Alvaro Garcia Linera, aime d’ailleurs répéter une anecdote amusante. Un jour, Evo Morales a pris un enfant indien dans ses bras et lui a demandé ce qu’il voulait faire plus tard, et celui-ci a répondu, bravache : « Comme toi ! » Cet épisode serait sûrement passé inaperçu en France. En Bolivie, il relève d’un « changement d’horizon pour la société » , explique le politologue Hervé Do Alto : « On a même assisté à un bouleversement social : il devient valorisant d’être indigène. »

Aujourd’hui, « tout le monde connaît la Bolivie , affirme avec fierté Jessica Terceros, étudiante en économie à Santa Cruz. Grâce à Evo, on a une place sur la scène internationale » . « Evo n’a pas oublié d’où il venait, il travaille avant tout pour les ­pauvres » , ajoute cette fille de 21 ans. Au cœur de la politique sociale du jeune président, la nationalisation des hydrocarbures. Une véritable révolution pour le sociologue Carlos Balderrama : « C’est la première fois qu’un gouvernement n’essaie pas de convertir la Bolivie au capitalisme. Les recettes des hydrocarbures sont allées directement à ceux qui en avaient besoin via les trois bonos [bons ou allocations]. » Les deux frères de Francisco Kuno reçoivent ainsi, comme 1,9 million d’enfants boliviens, 200 bolivianos par an (un peu moins de 20 euros) destinés à leur scolarisation. Une initiative qui aurait réduit la désertion scolaire de moitié selon le ­gouvernement.

La renta dignidad , sorte de pension destinée aux plus pauvres après 60 ans, est plus critiquée. Hugo Hernandez, retraité de l’aéroport d’El Alto, en bénéficie, et pourtant il votera pour Manfred Reyes Villa : « Normalement, je devrais toucher 150 bolivianos par mois [moins de 15 euros, NDLR], mais, une fois les taxes déduites, il n’en reste que 75. Que voulez-vous faire avec ça ? Rien du tout. » Carlos Balderrama comprend les réserves suscitées par la politique sociale du gouvernement Morales, mais il modère : « La Bolivie part de très loin. Le taux de mortalité maternelle et infantile reste l’un des plus forts d’Amérique latine. Grâce au “bon Juana Azurduy”, les femmes enceintes reçoivent une aide médicale gratuite, jusqu’à ce que leur enfant ait 2 ans. » [^2]

L’opposition accuse le gouvernement de délaisser la classe moyenne, voire de ne s’intéresser qu’aux Indiens. Est pointée du doigt la nouvelle Constitution, qui reconnaît une plus ample autonomie aux régions, aux départements, aux municipalités, mais aussi aux autorités indigènes. Sous les drapeaux vert et blanc de Santa Cruz, bastion de l’opposition sécessionniste, Juan Carlos Parava, pilote civil à la retraite, s’indigne : « Ce président ne s’occupe que des Indiens. Ici, nous sommes blancs, nous parlons le castillan, pas l’aymara. Nous sommes deux peuples différents. » Santa Cruz semble pourtant avoir déjà rendu les armes pour ces élections. « Ils se sont calmés parce qu’ils ont déjà perdu » , analyse Justa Cabrera, présidente de la Confédération nationale des femmes indigènes de Bolivie (Cnamib). Sans ouvertement appeler au vote croisé (choisir un député de droite tout en choisissant Evo Morales pour président), Erick Fajardo, porte-parole du PPB, avoue à demi-mot que cette option serait un moindre mal.

Une résignation récente puisque Justa Cabrera raconte qu’en septembre 2008, il y a tout juste un an, des jeunes de l’Union Juvenil Cruceñista ont occupé les bureaux de son association et menacé de mort ses membres. Mais, aujourd’hui, Justa ne croit pas au coup d’État. La stratégie de la droite, divisée et affaiblie, vise en effet plus à décrédibiliser « El Evo » qu’à remporter l’adhésion de ses troupes. Le chef de l’État est accusé d’être « un dictateur avide de pouvoir » . Pour preuve, l’exécution en avril dernier d’Eduardo Rózsa. Ce militaire, acteur, journaliste, agent secret et mercenaire boliviano-hongrois est mort lors d’une attaque lancée à son encontre dans un hôtel de Santa Cruz. Les autorités l’accusaient d’avoir tenté d’éliminer Evo Morales.

Nouveau sujet de polémique entourant le scrutin du 6 décembre : les 400 000 électeurs placés en observation par la Cour électorale, faute de certificat de naissance valide. Morales dénonce une manipulation du pouvoir judiciaire corrompu. Dans une casa de campaña du MAS, à La Paz, un « recalé » exprime son désarroi : « Je ne comprends rien. J’ai toujours voté avec ce certificat et, là, on me dit qu’il n’est plus bon ! »
Des aléas qui n’entament en rien l’enthousiasme des pro-MAS, fiers du travail de leur candidat. « Nous allons même construire un satellite en 2010 ! Les accords avec la Chine sont déjà signés » , annonce fièrement Sergio Loaza, numéro deux du parti. Plus concrètement, c’est aussi sur ses réformes économiques qu’Evo Morales est jugé, comme l’augmentation du salaire minimum, qui est passé de 440 bolivianos (environ 44 euros) en 2006 à 647 (environ 65 euros) en 2009.

Au rang des défis de son prochain mandat, le président « qui a refait les routes de Bolivie » , pour nombre de ses compatriotes, devra sortir du rôle d’exportateur de matières premières pour industrialiser le lithium. Il devra surtout expérimenter à grande échelle sa politique de redistribution des terres. « Aujourd’hui encore, dans la région de Santa Cruz, certains possèdent 30 000 hectares pendant que ­d’autres meurent de faim. Il faut plus d’équité, c’est ce que nous attendons du prochain mandat » , explique Dyoniso Cabrera, secrétaire chargé des Terres et territoires de la CSUTCB (Confédération syndicale des travailleurs paysans de Bolivie). « Mais nous savons que c’est un long processus, car les lois boliviennes ont été faites par et pour les grands propriétaires » , admet-il.
Un long processus pour concré­tiser la redistribution aux petits paysans et aux Indiens de près de 17 millions d’hectares qui leur sont déjà attribués légalement. Pour accélérer les réformes, Sergio Loaza le répète, une majorité au Parlement est nécessaire. Elle permettrait de promulguer « 100 lois dormantes » car systématiquement bloquées par l’opposition.

[^2]: En 2007, le taux de mortalité infantile (moins de 5 ans) était de 57 enfants sur 1 000 en Bolivie selon l’Unicef.

Monde
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