Le port de l’angoisse

« Macau », d’Antoine Volodine, accompagné de photos d’Olivier Aubert, baigne dans une atmosphère déliquescente stimulant l’imaginaire.

Christophe Kantcheff  • 24 décembre 2009 abonné·es
Le port de l’angoisse
© Macau, Antoine Volodine, Olivier Aubert, Seuil, non paginé, 25 euros.

Le nouveau livre d’Antoine Volodine se place à la fois dans le prolongement de son œuvre romanesque et en est différent, puisque pour la première fois son texte est accompagné de photographies, signées Olivier Aubert. Dans Macau, Volodine retrouve les lieux et quelques-uns des personnages du Port intérieur  [^2]. C’est-à-dire une atmosphère de déliquescence humide et un décor de paysages urbains décatis, où un écrivain ex-activiste qui répond au (sur)nom de Breughel a vécu un grand amour avec une femme désormais disparue, Gloria.

La situation de Breughel s’est dégradée. Beaucoup dégradée. Alors qu’il sait qu’il est atteint d’un cancer incurable, il revient à Macau pour, dit-il, y « abréger » des souffrances dont les médecins lui ont annoncé qu’elles se manifesteront bientôt. Mais la fin de Breughel va survenir plus vite encore. On le retrouve en effet au fond d’un bateau, du ruban adhésif lui obturant la bouche, la conscience en prise avec des drogues qu’on lui a administrées, prisonnier d’un vieil homme et d’une Coréenne dénommée Laura Kim, dans l’attente de celui qui l’exécutera. L’atmosphère est toujours celle que l’on rencontre chez Antoine Volodine : une logique pas forcément rationnelle, une fin proche et certaine, un humour toujours noir.
Comme ici : « Puis il me fracasserait le crâne et ressortirait rapidement du bateau, en compagnie de Laura Kim et en laissant le vieux se débrouiller avec mon cadavre. Typique de ce que pourrait accomplir cet homme. Typique de ce qu’on avait prévu pour moi, pour dans une heure. Une heure. Cela signifiait que, dans l’immédiat, je n’avais rien à craindre. »

On ne saura que très tardivement pourquoi la dernière heure de Breughel a sonné : une mauvaise coïncidence, ses pas l’ont conduit là où il ne fallait pas. Quand il y a du hasard chez Volodine, celui-ci est absurde. Mais, dans Macau, cette intrigue-là n’a rien d’essentiel. C’est bien la ville qui donne son titre au livre qui en est la vedette. Orthographiée non pas Macao mais à la portugaise. Cette ville, aujourd’hui chinoise, a en effet été la propriété coloniale du Portugal pendant quatre cents ans. C’est en 1999 que la rétrocession a eu lieu. Or, ce qui se joue dans Macau, c’est la confrontation des souvenirs du narrateur dans cette ville avec ce qu’il en a vu aujourd’hui, à son retour, avant sa fâcheuse et ultime mésaventure.
Rien n’est plus volodinien que Macao. Une ville qui exerce une fascination irrépressible et mystérieuse. Qui offre un paysage splendide quand on arrive par la mer, mais qui vue de l’intérieur est mangée par la lèpre de l’anarchie urbanistique et de la croissance économique, transformant les lieux en « un arrière ­d’hyper­marché combiné avec une gare de triage ».

Mais pour Breughel, Macao est aussi un palimpseste qui garde des traces du passé, en particulier dans les lieux de relégation sociale, qui le renvoie à des sensations heureuses, à ses propres souvenirs quand il était encore dans la vie, c’est-à-dire quand il perdait peu à peu ses dernières illusions.
Le Macau qui émane de ces pages n’est donc pas exactement le Macau d’hier, ni le Macao d’aujourd’hui, mais une ville mi-réelle mi-fantasmée, extrêmement présente, où les sens sont très sollicités. « Souvent, cela commence par l’odeur » , y lit-on, alors que deux pages plus loin il est question des voix d’un opéra chinois qui s’échappent d’une radio, dont il est recommandé d’être « ensorcelé jusqu’aux larmes » . Le narrateur évoque aussi l’asile, sur l’île de Taipa, où était enfermée Gloria quand elle avait perdu la raison. Breughel circule ainsi dans les ruelles de la ville autant que dans son monde intérieur. « Tu es chez toi, s’apostrophe-t-il, tu habites les vieux rêves, les vieux mauvais rêves qui ressemblent au présent, qui ne sont plus du passé, ni des souvenirs, mais simplement le chemin interminable de la défaite, des camps, de l’épuisement et de ­l’absence ».

Parce que l’onirisme et le merveilleux font partie de l’univers de Volodine, il y avait un certain risque à accompagner son texte de photographies, l’image documentaire pouvant ­battre en brèche l’imaginaire. Mais, de la même manière que Breughel mêle ses souvenirs à ce qui se présente (ou ­semble se présenter) devant lui, le lecteur n’a aucun mal à passer du récit d’Antoine Volodine aux photos d’Olivier Aubert, et vice-versa. Celles-ci évoquent en effet le Macao des arrière-cours et des rues sombres, des petites gens qui, devant un thé, attendent que la vie passe, ou qui terminent un repas frugal mais odoriférant. Quant à l’imaginaire, il fonctionne là aussi à plein quand, par exemple, au détour d’une place, Olivier Aubert a photographié un vieil homme à la face de bonze, lunettes noires sur le nez, qui n’est autre, peut-être, que le vieillard complice de Laura Kim, quelques heures après avoir accompagné Breughel dans son dernier voyage…

[^2]: Éditions de Minuit, 1995.

Culture
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