Les bronzés font de l’humanitaire

Au printemps dernier, soixante-trois bénévoles ont participé en Afrique à un raid mêlant tourisme et humanitaire. Une nouvelle façon de voyager qui peut entraîner bien des dérives. Reportage… impitoyable.

Glen Recourt  • 24 décembre 2009 abonné·es
Les bronzés font de l’humanitaire

Viril et tonitruant, un coup de klaxon bat le rappel. Il est temps de laisser partir les héros du jour. Les 63 bénévoles gagnent leurs véhicules. L’imposant convoi d’une vingtaine de 4X4 et de neuf poids lourds s’élance sous les hourras de la famille et des sponsors venus assister au départ, à Nantes. La ville de Bamako, terme de l’épopée, doit être ralliée dans un peu plus de quinze jours. Cette horde mécanique ne comptant qu’une personne aguerrie à l’humanitaire réunit des profils hétéroclites. Transporteurs routiers, chefs d’entreprise, cadres et retraités, qui ont tous payé cher pour vivre « l’aventure » de ce raid humanitaire. Chacun a signé pour un voyage entre copains, hors des sentiers battus, à la rencontre d’une Afrique authentique. Au passage, 190 tonnes de matériel médical et éducatif doivent être remises au Maroc, en Mauritanie et au Mali. Tous arborent fièrement chemises et casquettes frappées du symbole de l’opération : une main noire serrant une main blanche. Pour la majorité des participants, l’Afrique est une grande première. Les autres la « connaissent bien » pour l’avoir sillonnée durant des raids en 4×4 et même lors du Dakar pour les plus acharnés.

Le premier pneu posé à Tanger, et voilà l’Afrique qui se montre sous son jour le plus caricatural. Un douanier zélé et deux jours d’immobilisation sur le port entament l’ardeur des apprentis humanitaires. L’incompréhension domine : « On vient les aider et c’est comme ça qu’ils nous traitent. C’est lamentable. C’est malheureux à dire, mais ça donne envie de les laisser se débrouiller. » Après de multiples tractations, les douanes donnent enfin le feu vert. Le convoi quitte Tanger et peut amorcer sa traversée du Maroc puis de la Mauritanie. Enfin « l’aventure » ! La bonne humeur revient. Les livraisons répétées de matériel aux associations ou aux villages rythment l’avancée. L’occasion de réaliser quelques clichés authentiques. Efficaces et expéditifs, les bénévoles, largement aidés par les locaux, se pressent au cul des semis pour les vider de leurs bureaux, cahiers, fauteuils roulants, lits médicaux et matériel chirurgical. Des équipements qui sommeillaient dans les hôpitaux européens. Remis en état, ils trouveront en Afrique une seconde vie.
Aux séquences humanitaires succèdent des escapades touristiques. Comme cette nuit passée dans un camping de standing tenu par des Français au Maroc. Tentes berbères, chambres tout confort, jardins luxuriants et fontaines glougloutantes. L’Afrique sait se montrer bonne hôtesse. Le groupe de musique orientale et la séduisante danseuse du ­ventre slalomant entre les tables offrent un charmant premier contact avec la population. Un des seuls.

Qu’est-ce qui a décidé tous ces bénévoles à s’engager pour ce raid humanitaire ? Du tac au tac, l’un d’eux glisse une contrepèterie résumant l’esprit du convoi : « Pour découvrir l’Afrique des contraires  [la trique des confrères]  » . Éclats de rire. Suivis d’un long silence. Enfin, un courageux lance la phrase qui semble contenter l’assistance : « Pour voir autre chose, vivre une aventure. Nous sortir de nos soucis et joindre l’utile à l’agréable. » Mélanger l’humanitaire et le tourisme, « l’utile à l’agréable »  : un mélange des genres douteux ? « Il faut sortir de ces logiques bien-pensantes. Pourquoi l’humanitaire serait-il triste ? Au contraire, nous apportons de la joie et aussi beaucoup de matériel à tous ces gens qui en ont tant besoin. Et ça, c’est merveilleux ! Et nous assumons totalement le fait qu’on se fasse plaisir ! Sans cela, il aurait été difficile de fédérer autant de gens » , tranche l’un des initiateurs du projet.

Le Maroc et la Mauritanie ont offert la splendeur du désert et des terres désolées. La misère et la population savent se tenir à distance respectueuse. Au Mali, le changement est radical. Toujours un gamin qui vient tenter sa chance pour gratter un stylo, une casquette ou une bouteille vide. La foule se montre oppressante, quémandeuse et si… authentique. L’occasion de distribuer enfin tous les « cadeaux » collectés avant le départ. Mais ces moments fantasmés dégénèrent souvent. Les gens se disputent les cadeaux jetés à la volée. Les scènes de cohue se multiplient. Spectacle dérangeant que les bénévoles préfèrent fuir. Les véhicules deviennent refuges. En réaction, les apprentis humanitaires apprennent à imposer leur discipline. Désormais, pendant les pique-niques, la population peut s’approcher mais seuls les plus polis recevront un morceau de fruit ou une cuillerée de yaourt. Des scènes aussitôt saisies par des objectifs émus par tant d’appétit. Pour les distributions de cadeaux, on fait mettre les enfants à genoux et en rang. Pour recevoir un Bic, il faut lever les deux bras pour prouver qu’aucun chapardeur ne s’est approprié injustement deux stylos. Et le cadeau n’est pas définitivement donné tant que l’enfant ne donne pas en retour le « merci » de circonstance. Dans la bonne humeur, un bénévole mélomane organise une chorale. Il ne manque plus qu’une chanson : ce sera « Frère Jacques ».

Les gamins ne parlant pas français, ils ânonnent une immonde soupe en espérant obtenir au dernier couplet l’ardoise ou le paquet de craies. Cette scène, très IIIe République, amuse les touristes, qui en profitent pour voler quelques clichés. Inspiré, un bénévole inscrit lui-même le mot « merci » sur une ardoise. Il ne reste plus qu’à faire poser un gamin avec l’objet. L’ensemble est du plus bel effet. Mais le convoi déjà doit repartir. La caravane remballe aussitôt. Quelques coups de klaxon plus tard, la troupe a disparu à l’horizon. Seuls les emballages et bouteilles vides du déjeuner laissés sur le site, aussitôt recyclés, témoignent du passage furtif des bienfaiteurs.

La sociologue Nadège Chabloz, qui a étudié des séjours de tourisme solidaire dans un tout autre contexte, remarque que la rencontre entre ­visiteurs et visités relève souvent de l’illusion. L’appareil photo en est la preuve. « Ils viennent pour “rencontrer” les habitants et pour “partager le quotidien du village”, mais ne se privent pas, pour certains, de passer leur temps à photographier les habitants, comme si le caractère “solidaire” du séjour leur donnait un “permis de photographier gratuitement” les autochtones, ce qu’ils ne peuvent plus faire ailleurs. »

Enfin Bamako, le terme du voyage. De cibi en cibi résonnent des reprises approximatives et parodiées du « Dimanche à Bamako » d’Amadou et Mariam. Nous sommes jeudi, mais peu importe, la joie est pal­pable. Les cérémonies, l’Afrique noire maîtrise ! La maréchaussée bloque tous les accès pour ouvrir un passage présidentiel au convoi. L’arrivée dans un quartier périphérique de Bamako est triomphale. Plusieurs centaines de personnes acclament les héros. Les « bravos » pleuvent. Superbes, les bénévoles descendent de leurs véhicules sous les hourras. Il ne leur reste plus qu’à déguster des salves de compliments. D’enceintes vieillottes, un officiel malien crache son éloge : « Ces hommes sont des guerriers de l’humanitaire. Ils ont quitté leur pays natal, traversé les mers et les déserts pour venir nous apporter leur aide. Pour tout cela, merci. Vous êtes au Mali chez vous ! » Sous vos applaudissements.

La cérémonie achevée, les « guerriers » regagnent leur hôtel quatre étoiles et ses deux piscines. Dernier gueuleton où chacun se remémore un instant d’une aventure dont ils ont été les héros. Une crevaison, le douanier corrompu, la distribution pittoresque des « cadeaux ». Sept mille kilomètres ont été parcourus, ­quatre frontières traversées. Et 190 tonnes de matériel, qui trouveront sans doute une utilité, ont été offertes. Mais cette « aventure » a-t-elle changé les participants ? Pour l’un des organisateurs, cela ne fait aucun doute : « Ils pensaient que l’humanitaire était quelque chose de ­simple, qu’il suffisait de donner. Mais ils se sont rendu compte que l’humanitaire, c’est quelque chose d’ingrat. Il y avait de la route et de la poussière, il faisait chaud et on n’avait pas toujours le remerciement qu’on attendait. »

Illustration - Les bronzés font de l'humanitaire

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