Les déçus du régime

Bernard Langlois  • 3 décembre 2009 abonné·es

Coup d’envoi Sarkozy a donc donné le coup d’envoi officiel de la campagne des régionales en venant lui-même mouiller la chemise devant deux mille cadres de l’UMP. L’événement avait lieu à Aubervilliers, dans cette banlieue (encore) populaire où le Petit Père des riches ne se risque guère, si ce n’est entouré d’amis sûrs et d’une garde prétorienne caparaçonnée. Sa présence active devant le conseil national du parti majoritaire indiquait clairement comme est fictive la notion de « Président de tous les Français » , au-dessus des clans, des factions et des familles politiques.

On ne le clouera pas pour ça au pilori : aucun président de la République Cinquième du nom n’a gouverné en suspension, en arbitre impartial.
Pompidou veillait au destin des « jeunes loups » qu’il expédiait en terre de mission (tel Chirac en Corrèze) ; Giscard ne manquait pas, les veilles de scrutin, de chuinter « le bon choix pour la France »  ; quant à Mitterrand, expert sans égal de la carte électorale, il n’aurait pas laissé passer la moindre élection cantonale sans se mêler du choix du cantonnier ; Chirac de même. Il n’est jusqu’à de Gaulle dont je ne jurerai pas qu’il dédaignait de pencher sa haute taille, malgré son mépris affiché des partis « cuisant leur petite soupe sur leur petit feu » , sur les misérables agitations du microcosme. Et comment en serait-il autrement, quand toute la vie d’un chef n’est qu’une longue suite de combats, contre les siens d’abord, puis à leur tête contre le camp d’en face, pour accéder enfin, tout couturé et flapi, au sommet tant convoité ? Au fond, pour se sentir vraiment au-dessus de la mêlée, il faut être sorti du jeu.
On est mûr alors pour le dernier rôle d’une longue vie publique : promeneur souffrant du Champ-de-Mars ou grand-père gâtifiant bichonné par Drucker.

Sarko, donc, monte au créneau, avec la brutale impudeur qui fait son style, et son charme ; Sarko entre en campagne (vous seriez excusables de ne pas vous en être aperçus, tant on jurerait qu’il n’en est jamais sorti).
Cette implication du chef à mi-mandat pour une élection intermédiaire qui ne met pas son titre en jeu est, de son point de vue, indispensable ( « Si j’m’occupe pas de tout… » ), bien que tout espoir de victoire aux régionales soit quasi inexistant : malgré son état de déliquescence avancé, le parti solférinien tient encore solidement ses bastions et les retrouvera tous, en tout cas la plupart (seule Europe Écologie constitue pour le PS une vraie menace, notamment en Île-de-France, où la pugnace Cécile Duflot pourrait bien damer le pion à un sortant défraîchi et un peu effacé dans une bataille de dames pittoresque…) [^2]. Et cette réalité-là, l’Élysée commande assez de sondages pour ne pas l’ignorer. L’engagement direct du Prince a donc une raison supérieure à cet enjeu perdu d’avance : sa réélection.
L’hyperprésident n’a pas trop de deux ans pour reprendre les troupes en main.

Le temps perdu

Pour en être persuadé, rien de plus éclairant que la lecture dans Le Figaro d’un mien confrère en bloc-notes, le très droitier Yvan Rioufol. Il est de ceux pour qui l’ouverture à gauche est dangereuse chimère et la tentation écologiste, billevesée.
Il le répète chaque semaine avec autant de constance que de retenue dans les termes (on écrit quand même dans le journal officiel du régime !) : c’est folie que de vouloir emprunter les idées, les mots et les hommes de l’adversaire, au risque de brouiller son image et de désorienter les siens. Il se félicite donc, dans sa dernière livraison hebdomadaire [^3], de ce que « Nicolas Sarkozy [veuille] rattraper le temps perdu » . Car « il a beaucoup à se faire pardonner » . Quoi donc ? Essentiellement – c’est l’obsession du confrère – de ne pas lutter avec assez de fermeté contre l’immigration clandestine (surtout de confession islamique), les voyous des banlieues, les manifestations intempestives des jeunes d’origine algérienne quand leur équipe de foot se qualifie (loyalement, elle) pour la finale du Mondial, etc. Ce sont ces « réticences à agir » , dues à « l’emprise idéologique qui fait réciter, depuis Jacques Chirac, que l’immigration est une chance pour la France » (l’immigration tout court, vous avez noté, pas seulement la clandestine), ce sont « ces lâchetés des uns, ces mascarades des autres [qui] sont du petit-lait pour le FN » . Quand la gauche dit que ce débat sur l’identité nationale, ces discours sur l’insécurité et l’immigration sont à l’évidence destinés à renouveler l’opération séduction de l’électorat du FN, qui avait si bien marché en 2007, elle aurait donc raison ?
Mais oui, reconnaît Rioufol (qui a un côté Saint Jean Bouche d’or) : « Pas faux. Mais est-il interdit d’être enfin cohérent ? »

Mistral

La vraie droite, bien à droite, dont Rioufol est un assez bon représentant, fait donc partie des déçus du sarkozysme ; une certaine gauche germanopratine aussi, celle qui se veut l’héritière des Lumières et gardienne patentée de la défense des droits de l’homme.
Tel André Glucksmann, ci-devant nouveau philosophe et antitotalitaire hémiplégique. Comme bien d’autres maos repentis, obsédés par le péril vert (islamique) après l’avoir été par le rouge ; et embarqué, par l’écrit et le verbe, aux côtés des néos-cons américains dans les croisades bushiennes et leurs désastres à répétition. Devenu naturellement, donc, un supporter de « Sarko l’américain »  ; mais aujourd’hui très remonté contre les bonnes manières faites à Poutine – et singulièrement ce projet de vente du navire de guerre de type Mistral, « bijou de la Marine française » , où il décèle comme une sorte de « feu vert » donné par Paris à Moscou dans son ambition de reconquête impériale –, le massacreur des Tchétchènes (dont le philosophe est un ardent défenseur, ce qu’on ne lui reprochera pas). S’adressant à ses « amis » Sarkozy et Kouchner, Glucksmann rappelle au premier ses engagements de la campagne présidentielle, qui rejetaient « une realpolitik qui brade nos principes d’humanité pour d’hypothétiques contrats » , et reproche au second de « glisser de l’Île-de-lumière ( bateau lancé par lui pour secourir les boat people vietnamiens ) au Mistral [^4] ».

Je ne suis pas sûr que le feu vert de Paris (assorti de la vente d’un navire, même performant) soit absolument indispensable à Poutine pour entreprendre et mener à bien les projets impériaux que lui prête l’auteur des Maîtres penseurs  : à commencer par la réannexion de la Géorgie, suivie de celles de la Crimée et des pays baltes (!)… Je suis bien d’accord avec lui, en revanche, pour considérer l’actuel régime russe, sa corruption, sa violence, ses crimes, comme assez éloigné de l’idée qu’on peut se faire d’une démocratie.

En l’occurrence, mon propos n’est pas ici de discuter de la validité de ses thèses : juste de souligner l’existence d’un autre type de désillusions qui s’exprime dans la sphère du sarkozysme.

Saltimbanques

Mais il en est de beaucoup plus surprenantes que celles de journalistes ou d’intellectuels dont les discours nous sont familiers, les obsessions connues, les réactions prévisibles. Je veux parler de celles de saltimbanques célèbres qui ne nous avaient guère habitués à afficher des opinions aussi tranchées.

Passe encore pour Patrick Sébastien, qui a souvent pointé l’oreille dans le champ des controverses politico-sociétales (parfois à ses dépens), et qu’on connaît comme un fervent chiraquien (donc peu suspect de sarkozysme a priori ) : mais le voici qui se lâche carrément, dit publiquement son dégoût et annonce fonder un mouvement politique [^5].) pour combattre le régime ! Plus surprenant encore, le vibrionnant Christophe Dechavanne, dont on ne soupçonnait guère les préoccupations citoyennes (bien dissimulées jusqu’alors, faut dire !) et qui nous livre, dans son style décontracté mais avec une réelle réflexion sur l’actualité, une tribune qui témoigne d’une belle colère – qu’on n’a aucune raison de soupçonner d’insincérité [^6].

L’animateur-déconneur se met en pétard, comme bien d’autres, à propos de la fameuse main de Patrick Henry, qui vole la victoire à l’Irlande et donne à la France son ticket pour Johannesburg ( « cette main baladeuse “gagnante” et surtout célébrée dans l’instant avec allégresse est pour moi le symbole de ce que je ne supporte pas dans la société où j’évolue, où mes enfants grandissent et où, à longueur de temps, on nous donne des leçons pour nous dire ce que l’on doit faire » ), mais il n’en reste pas là : du refus de lutter vraiment contre le sida en installant des préservatifs dans les lycées ou de la condamnation par le ministre de l’Éducation nationale du projet des chèques contraception de Ségolène Royal, de l’annonce d’un couvre-feu pour les mineurs de 13 ans aux affaires judiciaires qui concernent les politiques ( « Les garants des institutions à la barre du tribunal ! » ), du renvoi des Afghans dans leur pays en guerre à l’état de nos prisons ou de certains hôpitaux ( « Où est le respect de la personne humaine ? » ) à l’irruption prochaine des jeux de casino sur nos ordinateurs ( « Un nouvel impôt sur les pauvres ? ») en passant par la poursuite des pratiques bancaires (primes, activités des traders) comme si de rien n’était ( « Et… Et… Et… Et… » ), nous découvrons dans cet texte un père de famille comme tant d’autres, qui « [se] demande dans quelle société [il] vi[t] et où grandissent [ses] enfants » .
Putain, con, Sébastien ! Ciel, mon Dechavanne !

On se gardera d’annexer quiconque, et ni l’un ni surtout l’autre ne met directement en cause Nicolas Sarkozy. Leur propos reste général, vise une société telle qu’elle se conduit (mal) et s’il semble assez loin d’approuver une conduite du pays où le faire ne cesse de démentir le dire, où le cynisme du réel bafoue la morale affichée, il n’est pas sûr qu’il épargne, plus que celles d’aujourd’hui, les équipes dirigeantes d’hier.
Et c’est toute la tragédie de ce pays et de cette époque, avec ses millions de chômeurs, ses restos du cœur débordés, ses dizaines de milliers de sans feu ni lieu : bien au-delà des déçus de Sarkozy, il y a, encore plus nombreux, les déçus d’un système soi-disant démocratique, où politiques et ploutocrates se tiennent par la main ; quand ce n’est pas par la barbichette.

[^2]: Contre la patronne des Verts (aka « Mme Soufflot », dixit Sarko), la droite aligne plusieurs championnes : Valérie Pécresse, Rama Yade, Rachida Dati…

[^3]: « La droite à la recherche du temps perdu », Ivan Rioufol, Le bloc-notes, Le Figaro du 27 novembre.

[^4]: « Hélas, Nicolas Sarkozy tourne le dos à ses engagements de 2007 », André Glucksmann, Le Monde du 27 novembre.

[^5]: « Je vais publier dans les trois mois qui viennent un manifeste idéologique et je veux créer un rassemblement autour de moi pour devenir un contrepoids à tous les partis politiques. Ça pourrait s’appeler le “rassemblement humaniste” car la base est humaniste » (France 2, le 15 novembre

[^6]: « J’comprends pas tout ce qui se passe… Coup de gueule d’un éveillé », Christophe Dechavanne, Le Monde du 28 novembre.

Edito Bernard Langlois
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