L’état du monde

Denis Sieffert  • 24 décembre 2009 abonné·es

Il était une fois une île du Pacifique peuplée de deux tribus, les « Longues Oreilles » et les « Petites Oreilles ». Les premiers formaient le peuple des propriétaires, les seconds, celui des esclaves. La révolte de ces derniers fut terrible, anéantissant le clan adverse, à l’exception, dit-on, d’un unique spécimen. L’histoire commence comme un épisode des Shadoks. Mais l’extermination des « Longues Oreilles » marque surtout le début de la fin pour une riche civilisation du Pacifique : celle de Rapa Nui, mieux connue sous le nom d’île de Pâques. La suite est racontée par le biologiste et géographe américain Jared Diamond dans un livre fameux, au titre évocateur : Effondrement [^2]. Elle ne serait que succession d’actes suicidaires commis par les survivants qui n’auraient eu de cesse de détruire leur environnement : les cocotiers et les palmiers sont arrachés pour transporter les statues géantes édifiées par les « Longues Oreilles », les ressources en poissons sont pillées, les grands oiseaux tués pour leur plumage. Et les habitants de l’île de Pâques auraient fini par périr de leur propre imprévoyance, confirmant que, décidément, les civilisations sont mortelles. « Pourquoi certaines sociétés prennent-elles des décisions catastrophiques ? » , demande Jared Diamond. Vous voyez évidemment où je veux en venir. D’autant que la métaphore de l’île de Pâques est déjà pas mal usée. L’idée d’une destinée fatale, issue visible et prévisible, mais à laquelle on ne pourrait plus rien, ne manque pas de séduction.

À Copenhague, les dirigeants du monde n’ont-ils fait que nous rejouer la légende de l’île de Pâques, étendue à la planète entière ? L’hypothèse est belle comme une tragédie antique. Même si elle ne fascine pas du tout d’autres peuples du Pacifique, comme les Tuvalu, menacés de submersion par le réchauffement climatique. Mais le récit de Jared Diamond est aujourd’hui sérieusement contesté par des anthropologues plus « matérialistes » que lui [^3]. Pour eux, la fable du suicide écologique ne tient pas. L’essayiste américain a, par ailleurs, un autre défaut (auquel, le pauvre, il ne peut rien !) : il est constamment cité par Nicolas Sarkozy. En fait, la thèse de Diamond présente
– peut-être à l’insu de son auteur – la caractéristique d’être très peu politique. Alors que la réalité est, au contraire, très ancrée dans l’histoire réelle. Les habitants de l’île de Pâques n’auraient pas été victimes de leur propre système, et encore moins d’un système abstrait et atemporel, mais d’esclavagistes venus du continent qui auraient, au XVIIIe siècle, capturé les hommes pour les exploiter jusqu’à ce que mort s’ensuive dans les mines du Pérou. Leur premier contact avec « l’homme blanc » s’est fait à coups de canon tirés depuis une goélette néerlandaise égarée dans la région. La métaphore pour Copenhague fonctionne encore. Mais il est urgent d’y réintroduire la politique, et la réalité d’un système économique venu de l’extérieur.

Car il s’agit moins à Copenhague d’un suicide que d’un crime. Les victimes ne sont pas égales devant les effets d’un réchauffement climatique. C’est la loi du profit, celle de la jouissance immédiate de la richesse par les industriels et financiers états-uniens, qui dicte sa conduite à Barack Obama. C’est celle du maintien au pouvoir, avec tous ses privilèges, de la bureaucratie de Pékin qui guide le Chinois Hu Jin Tao. On peut aussi avoir les doutes les plus expresses sur le discours pseudo-volontariste de Sarkozy. À cet égard, Cohn-Bendit a raison : si l’Europe veut vraiment donner l’exemple, elle n’a pas besoin de consensus, à Copenhague ou ailleurs. Elle a les moyens de ne pas attendre les États-Unis et la Chine pour s’imposer les restrictions en CO2 qui sont nécessaires. Mais de quelle Europe parle-t-on ? Où est l’Europe politique dont on aurait besoin pour une telle résolution ? Copenhague, en fait, nous renvoie à l’état du monde. L’Europe néolibérale, zone de libre-échange de vingt-sept pays aussi dissemblables que possible, n’est pas plus prête à agir que les États-Unis et la Chine. Ce qui jette un doute sur le discours du tandem Sarkozy-Borloo, d’autant plus bravache qu’il est inconséquent.

On ne peut, au même moment, à Doha, parachever la libéralisation commerciale, consacrer la suprématie de l’Organisation mondiale du commerce sur toutes les autres instances, plaider toute l’année en faveur d’un libre-échange sans limites, et s’émouvoir pendant une semaine devant l’impuissance de l’ONU, et l’absence de « gouvernance » politique. Plus que tout autre, un homme incarne cette contradiction pathétique : Barack Obama. Quelles que soient ses convictions, le jeune président américain est dans la nasse. Alors qu’il négociait « le moins » à Copenhague, il essayait d’obtenir « le plus » à Washington pour sa réforme de santé. Quelle proie facile pour les congressistes américains qui ne veulent rien lâcher sur le climat parce qu’ils ne veulent pas devoir demander à leurs électeurs, ou à leurs bailleurs de fonds, de renoncer à leur 4X4. La politique ressemble plus souvent à sa caricature qu’à une légende.

[^2]: Gallimard, 2006.

[^3]: Lire à ce sujet un article de Daniel Tanuro paru dans le Monde diplomatique de décembre 2007.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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