Terrorisme, de près et de loin

Denis Sieffert  • 14 janvier 2010 abonné·es

C’est un débat un soir chez l’excellent Frédéric Taddeï (l’interviewer qui laisse parler ses invités) sur France 3. Le thème en est rebattu, mais des événements récents lui ont hélas redonné actualité : le terrorisme. Trois minutes ne se sont pas écoulées que l’on découvre cette évidence : on ne sait pas de quoi on parle… Une intervention d’Esther Benbassa a suffi à semer la pagaille (elle fait ça très bien !). Le terrorisme, qu’est-ce que c’est ? Alain Bauer, spécialiste officiel du tout-sécuritaire, et grand conseilleur de ministres, ne sait plus. Même Jean-Louis Bruguière, ex-juge antiterroriste, n’est plus sûr de rien. L’avocat Jean-Marc Fédida, auteur de l’Horreur sécuritaire , enfonce le clou. On est toujours le terroriste de celui que l’on combat. Du point de vue israélien, Arafat fut terroriste avant les accords d’Oslo. Il cessa de l’être après. Il le redevint, en septembre 2000, après l’échec de Camp David. Un mois avant de le requalifier comme tel, Ehoud Barak, alors Premier ministre, multipliait devant lui les simagrées pour inviter son partenaire palestinien à entrer le premier dans la salle des négociations. Autres exemples, puisés dans la même histoire : Menahem Begin et Itzhak Shamir avaient fait des centaines de morts par leurs attentats dans la population arabe, en 1936 et 1937. Ils ont récidivé contre les Anglais, en 1946, avant de devenir, l’un en 1977, l’autre en 1983, Premiers ministres de leur pays.

Et c’est bien le plus aveugle des terrorismes que les deux futurs chefs de gouvernement d’Israël ont pratiqué. Encore faudrait-il ajouter qu’en une même vie d’homme il arrive que l’ignoble terroriste et l’honorable chef d’État agissent, si l’on ose dire, simultanément. C’est ce que certains appellent le terrorisme d’État – expression peu prisée par les instances internationales. Curieusement, les bombes qui anéantissent une population civile n’appartiennent plus à la catégorie terrorisme quand elles tombent du ciel, déversées depuis un avion de combat. Elles entrent de nouveau dans cette définition quand elles sont actionnées au sol par un individu ou un groupe d’individus. Un dirigeant du FLN algérien eut un jour sur ce sujet un propos définitif. Aux militaires français qui lui reprochaient de tuer des innocents avec ses bombes, il répondit : « Donnez-moi vos avions et je vous donnerai mes explosifs. » L’islamologue Jean-Pierre Filiu, dans un entretien au Monde  [^2], avançait une autre distinction non pas entre mouvements terroristes, mais entre mouvements islamistes radicaux, comme on dit par euphémisme. Il y a ceux qui défendent une cause nationale, territoriale ou sociale ; et il y a un Jihad global. C’est toute la différence. C’est même ce qui devrait interdire les amalgames, entre le Hamas et Ben Laden, par exemple.

La distinction n’est pas inutile. Mais elle a ses limites. La nébuleuse Al-Qaida serait privée de ses « soldats » si elle ne trouvait pas dans certaines régions du monde un terreau favorable, à la fois social et national. L’exemple du Yémen (voir page 12), terre de très grande pauvreté et de grande injustice, est à cet égard édifiant. L’occupation de l’Afghanistan par les armées de l’Otan offre une autre justification. Et voici maintenant l’enclave de Cabinda, tellement oubliée. En tirant sur le bus qui conduisait les footballeurs du Togo vers leur hôtel à la veille de la Coupe d’Afrique des nations, les séparatistes ont, hélas, réussi leur coup. En quarante-huit heures, des centaines de journalistes ont écrit des centaines d’articles sur la situation de ce minuscule lopin de terre gorgé de pétrole, situé entre les deux Congos. Ici, ce n’est pas tant la misère qui inspire le crime que le sentiment de spoliation. D’où vient la revendication séparatiste ? Pourquoi ce Cabinda, dont tout le monde, de nouveau, connaît le nom, ne serait-il pas une province riche de l’Angola ? Parce que l’ancien colonisateur portugais avait donné l’exemple. Il a longtemps administré directement l’enclave, trop précieuse pour être laissée aux pouvoirs locaux. Et parce que, si les séparatistes pensent surtout au pétrole, ils peuvent aussi, à bon droit, invoquer l’unité d’un peuple déchiré par le partage colonial entre l’Angola, le Congo-Brazzaville et la République démocratique du Congo. Vue de plus près, la folle action contre les malheureux sportifs togolais n’est pas plus excusable, mais elle prend sens. Vu de loin, vu de près, c’est aussi un autre critère de relativisation du terrorisme. En l’occurrence, les assassins sont toujours des assassins, mais ils partagent la responsabilité du crime avec ceux qui par défi ont décidé de transformer une zone de conflit en terrain de jeu.

Tout cela est bien vrai. Il n’empêche que personne n’aurait aimé être dans l’avion du vol Amsterdam-Detroit, ni dans le bus des footballeurs togolais. Alors quoi ? Même sur cette question, nos débatteurs de France 3 étaient sceptiques. Ils ont reconnu que les dernières trouvailles technologiques relevaient de la « gesticulation » . Le scanner qui déshabille n’avait-il pas déjà été inventé par les réalisateurs délirants de Y a-t-il un pilote dans l’avion ? À cette différence que les agents de sécurité visaient plutôt les poitrines féminines que les Yéménites, tous sexes confondus. La conclusion
– très sérieuse – est peut-être que Barack Obama lutte plus efficacement contre le terrorisme avec le discours du Caire, en juin dernier, qu’avec des portiques de haute technologie. Et qu’il luttera mieux encore s’il tient ses engagements.

Retrouvez l’édito en vidéo

[^2]: Le Monde daté du 9 septembre.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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