Tombeaux…

Bernard Langlois  • 14 janvier 2010 abonné·es

Gulliver.

Forcément : comparé à tous ces nains des jardins de la République, Philippe Séguin faisait figure de géant ; à côté de tant de carriéristes seulement préoccupés de grimper et de durer, il passait pour un homme de conviction ; confronté à tant de courtisans tout occupés à flatter le monarque, sa madame et le p’tit prince, cet ombrageux personnage avait des allures de Grand d’Espagne. Forcément. À Lilliput, Gulliver est colossal.
Allons, j’en conviens : tous les hommes politiques ne sont pas à jeter avec l’eau du bain démocratique. Et donc, tout ce que je viens d’écrire ci-dessus est exagéré.

Mais guère plus que le tombereau de fleurs déversées sur la tombe encore fraîche du président de la Cour des comptes, dont la mort subite (prématurée, on en convient, mais enviable à bien des égards : ah, partir d’un coup, pfuitt !) a secoué le microcosme. Et si l’on a senti la réelle émotion de quelques-uns – Fillon, Guaino, quelques autres vrais amis –, on a pu mesurer aussi tout ce que ces hommages convenus ( « les morts sont tous de braves types » ) pouvaient receler d’hypocrisie. Car enfin, dans le monde cruel de la politique professionnelle, on ne se fait pas de cadeaux, et Séguin, de sa grande carcasse pansue, avait fait de l’ombre à plus d’un et en avait déçu beaucoup d’autres : qui se souvient de ces douze « rénovateurs » de la droite (six RPR, six UDF), douze jeunots qui prétendaient, fin des années 1980, Mitterrand juste réélu, se payer tout à la fois les deux vieux chefs à plumes, Giscard et Chirac, coupables à leurs yeux de paralyser leur camp ?
Le maire d’Épinal, le plus capé des douze, était leur chef de file, qui les lâcha au premier virage.

Héraut.

En d’autres circonstances, il mena de plus glorieux assauts : contre Maastricht, notamment, pivot d’une coalition qui allait (quoi qu’on dise, et même si les motivations ne se recoupaient pas) de Le Pen à Krivine, en passant par Pasqua sur sa droite et Chevènement sur sa gauche.
Belle bataille, où la victoire d’un « oui » étique a, paradoxalement, fini de tuer le rêve européen en arrimant définitivement le machin bruxellois au Léviathan du Marché et de la Finance sous direction américaine. De profundis. Plus qu’aucun autre, Philippe Séguin fut le héraut de ce combat perdu d’un cheveu : choisi comme contradicteur par Mitterrand pour un débat télévisé unique et, de son aveu même, comme tétanisé par l’enjeu, face à un homme malade, tourmenté dans sa chair, dont l’état physique lui intimait de retenir ses coups sauf à passer pour un quasi-assassin, il ne fut jamais en mesure de s’imposer – quand bien même il en aurait eu les moyens et les arguments. N’empêche : cet épisode (la campagne du référendum de 1992) restera comme le plus brillant d’une carrière politique qui s’achèvera honorablement sous l’hermine de la Cour des comptes.

Cyrano.

Un maire estimé de ses administrés, comme beaucoup ; un ministre (des Affaires sociales) qui ne laisse pas de souvenir marquant ; un président de l’Assemblée nationale ni meilleur ni pire que bien d’autres. Et quoi encore ? Un éphémère président du RPR lâchant sa charge en pleine campagne électorale, un candidat à la mairie de Paris traînant les pieds et jouant à qui perd gagne… Un rôle déterminant, il est vrai, en 1995, dans la campagne présidentielle qui permit à Chirac de l’emporter sur Balladur : certains ont comparé Séguin à Don Quichotte ; en l’occurrence, il fut plutôt Cyrano, soufflant ses répliques à l’oreille de Christian-Chirac sous le balcon de Marianne-Roxane. Oui, décidément, Cyrano lui va bien : l’art oratoire, le panache et la tête près du feutre à plumes. De là à nous le peindre en « homme d’État »  : la cyclothymie évidente, les colères à répétition, les cendriers et les téléphones qui volent, les jugements à l’emporte-pièce… Président de la République, Philippe Séguin ? Risqué : n’aurait-il pas, dans un moment de fureur, appuyé sur le bouton (je plaisante) ?
Vous me direz, nous avons touché pire. Car enfin, Séguin, au moins, avait de la gueule. Du coffre. Du souffle. Et ce n’est pas lui qu’on aurait soupçonné de pétainisme.

Nostalgie.

Autre caveau très visité ces temps-ci, celui d’Albert Camus, à l’occasion du cinquantenaire de sa mort. On notera qu’il avait (hasard) avec Séguin nombre de points communs : l’extraction modeste, l’attachement aux valeurs et à l’école républicaines, l’absence de père (et donc le lien très fort avec la mère), l’addiction au tabac, au football et autres virilités banales ; et encore, et surtout, bien sûr, la nostalgie du pays méditerranéen perdu : la Tunisie pour l’homme politique, l’Algérie pour l’écrivain.

Les Français, à en croire les médias qui leur en servent à la louche, adorent les commémorations : documents d’époque, retransmissions théâtrales, fictions, dossiers, témoignages, débats, Camus a été mis à toutes les sauces sur tous les canaux possibles. On ne s’en plaint pas, malgré quelques scories dont on se serait passé, comme les jugements péremptoires, à la meilleure heure d’écoute de France Inter, de tel copain du patron (Philippe Val) [^2]. À cursus scolaire comparable et pas trop bâclé, nous nous faisons tous une certaine idée du « philosophe pour classes terminales » , comme le surnomma un sartrien teigneux. Souvenirs déjà lointains (pour moi) de Sisyphe poussant son rocher, de Meursault dans sa cellule, du carrosse du Grand-duc ou des délires de Caligula. Camus écrivain, homme de théâtre, méditatif et mondain à la fois, généreux et jouisseur, homme à femmes (pas facile pour la sienne, on notera !), adulé par certains, controversé par d’autres. Camus le journaliste, mon préféré, qui fut le premier et le rare à dénoncer dans Combat les massacres de Sétif de 1945, prélude à la révolution algérienne de la Toussaint 1954, neuf ans plus tard (non, Leconte, ce n’est pas le FLN qui s’est le premier engagé dans la violence aveugle !) ; ou qui écrivait, au lendemain d’Hiroshima, quand tous se réjouissaient de la capitulation nipponne sans en mesurer le prix exorbitant : « La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques [^3]. »
On le tourne et retourne depuis une quinzaine sur toutes les coutures, Albert Camus, et c’est toujours mieux que de s’abîmer les yeux et les oreilles dans les fadaises ordinaires, non ? Ne serait-ce que pour nous donner l’envie d’aller y (re)voir nous-mêmes, à tête reposée.

En revue.

Mon troisième homme de la semaine n’a nul besoin de tombeau, il est toujours alerte et bien vivant, et on lui souhaite de le rester longtemps.
Lionel Jospin, 72 ans, fait un retour remarqué, à l’occasion d’un livre (pas reçu, pas lu) et d’un film-témoignage réalisé par Patrick Rotman, qu’on ne manquera pas de regarder [^4]. L’ancien Premier ministre, définitivement retiré des compétitions politiques, passe sa vie en revue et, à ce qu’il dit, n’a aucune nostalgie, aucun regret d’avoir « raté la dernière marche », comme on dit, celle de l’Élysée. Faut-il le croire ? Il est sûrement sincère en disant qu’il trouve équilibre et bonheur dans sa vie personnelle. N’empêche, on aurait aimé le voir à l’œuvre au sommet, sans illusion mais avec sympathie. J’ai un doute quand il crédite Chirac de son refus de participer à l’équipée américaine en Irak, affirmant qu’il aurait fait le même choix. Je me souviens encore, comme vous sans doute, de l’équipée au Proche-Orient, des déclarations irresponsables en Israël sur le Hezbollah et du caillassage en retour à l’université palestinienne de Bir-Zeit. Désastreuse expédition, où Jospin aurait mieux fait d’écouter Védrine que tel ou tel conseiller sioniste, comme il en pullule chez les Solfériniens.
Cet impair lui a sans doute coûté un bon paquet de voix, et l’élection, qui sait ?

Canossa.

Pour en terminer cette semaine avec ma visite des cimetières – réels ou seulement politiques –, je voudrais vous dire un mot de deux hommes quasiment emmurés vivants.
Il s’agit de Jean-Marc Rouillan et de Georges Cipriani, les deux derniers militants d’Action directe encore emprisonnés (vingt-trois ans !), alors qu’ils ont largement accompli leur peine. Rouillan, on s’en souvient, avait obtenu une semi-liberté, qui s’est déroulée sans incident. Pendant dix mois, il travaillait le jour chez un éditeur marseillais et rentrait le soir dormir aux Baumettes. Il a suffi d’une phrase à un hebdo ( l’Express ) qui l’interviewait [^5] pour qu’on le remette en taule, où sa santé se détériore de façon inquiétante (maladie orpheline grave et évolutive dite de Chester-Erdheim). Incarcéré à Muret (Toulouse), il ne peut être soigné, les seuls spécialistes de cette maladie étant à la Pitié-Salpétrière, à Paris. Quant à Cipriani, un jugement lui avait également accordé la semi-liberté, mais le parquet a fait appel, et il reste en prison. Ce qu’on reproche aux deux hommes, en fait, est de refuser d’exprimer un repentir, de ne pas aller à Canossa. Leur comité de soutien fait remarquer à juste titre que le repentir est une notion religieuse qui n’a rien à voir avec le code pénal…

Il lance un appel à signatures, que voici : « Bien qu’ayant accompli leur peine de sûreté depuis février 2005, et après l’élargissement des autres prisonniers d’Action directe, Georges Cipriani et Jean-Marc Rouillan sont maintenus en prison. Nous demandons des soins appropriés immédiats pour Jean-Marc Rouillan et leur libération dans les plus brefs délais ^6. »
Cet appel s’accompagne d’un texte qui précise : « Nous ne demandons ni sympathie ni adhésion à ce qu’a été Action directe, mais simplement que les propres principes d’un État qui se proclame lui-même laïque et démocratique soient appliqués. »
Ce serait en effet la moindre des choses.

[^2]: Voir le blog d’Alain Gresh, en date du 10 janvier : « Camus, Leconte et la mélancolie coloniale ».

[^3]: Rappelé par Maurice Ulrich dans L’Humanité du 4 janvier.

[^4]: Lionel raconte Jospin, France 2, jeudis 14 et 21 janvier à 22 h 35.

[^5]: À la question « Regrettez-vous les actes d’Action directe, notamment cet assassinat (Georges Besse) ? », il répond : « Je n’ai pas le droit de m’exprimer là-dessus. Mais le fait que je ne m’exprime pas est une réponse. Car il est évident que si je crachais sur tout ce qu’on avait fait je pourrais m’exprimer. Par cette obligation de silence, on empêche aussi notre expérience de tirer son vrai bilan critique. »

Edito Bernard Langlois
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