À quoi sert donc le FSM ?

Essoufflé, moribond, le Forum social mondial ? Allons donc, nous dit Patrick Piro, il n’a cessé d’évoluer, de s’étendre, de produire ses effets.

Patrick Piro  • 11 février 2010 abonné·es

La veille des rencontres de Porto Alegre, organisées du 22 au 29 janvier dernier en inauguration du Forum social mondial 2010, un article amer et remarqué, dans un quotidien brésilien, prédisait la fin du rassemblement altermondaliste dix ans après sa naissance. Argument de l’auteur ? Après le succès considérable de l’édition 2009 (150 000 participants à Belém, Brésil), on n’attendait à Porto Alegre « que » 35 000 participants.
Ce qui revient à faire passer à la trappe près de quarante autres rassemblements estampillés Forum social mondial (FSM), prévus tout au long de l’année dans une vingtaine de pays. Si l’on s’en tient à l’arithmétique, le FSM 2010 pourrait au contraire se révéler le plus important depuis sa création en 2001 !
Au même moment, un des rares journalistes français présents reçoit une commande de sa rédaction en chef parisienne : « Fais-nous quelque chose sous l’angle “le forum social, tout le monde s’en fout”. » Le confrère a contre-argumenté, avec succès finalement : le FSM qui réfléchit à des solutions contre la crise, ça peut être intéressant…
Deux équivoques parmi d’autres, qui traduisent un problème de communication du forum lui-même – sur son format, ses intentions, etc. –, mais pas seulement : depuis quelques années, le FSM est régulièrement prié de justifier de son utilité. Après la séduction naturelle des premières années, il se répéterait, s’essoufflerait, ne déboucherait sur rien de concret, etc.

Il est assez facile de contredire ces assertions, nous l’avons fait dans ces colonnes au cours de ces dernières années : que ce soit dans sa méthodologie, par ses développements ou son influence, le forum n’a cessé d’évoluer, de s’étendre et de produire des effets. Il a démarré à Porto Alegre en 2001, porté par des conférenciers prestigieux, il s’est transformé en une multitude d’ateliers, de débats, de tables rondes auto-organisées. S’extrayant de ses sérails latino-américain et européen, il a pris pied en Inde, au Pakistan, au Kenya, au Mali, etc. Des centaines de forums locaux ont émergé dans le monde en dix ans. Parmi la quarantaine organisés en 2010, relevons ceux qui se tiendront en Palestine, en Irak, au Maghreb, en Amazonie ou aux États-Unis. L’édition 2011, centralisée, s’organise à Dakar. Au sein du FSM, sont nées des mobilisations internationales contre la privatisation de l’eau, le plus important appel antiguerre à ce jour (contre l’intervention en Irak en 2003), des dynamiques qui ont porté des présidents de gauche dans une douzaine de pays latino-américains, etc.

Alors, d’où vient ce quiproquo tenace ? De la nouveauté radicale du FSM, qui bouscule bien des approches de la lutte politique aujourd’hui. Le forum ne désigne pas de chefs, ne cherche pas à prendre le pouvoir, ne fomente pas de plans de batailles, ne nomme pas de porte-parole, ne diffuse pas de déclarations politiques.
Il s’agit essentiellement d’une « place publique », où les composantes du mouvement altermondialiste (avec lequel il est régulièrement confondu) sont invitées tous les ans à se réunir pour débattre, faire avancer les analyses et des convergences, élaborer des alternatives, créer de nouvelles alliances à l’échelle globale. Trois thèmes dominants de la rencontre qui vient de s’achever à Porto Alegre en donnent un bon aperçu : la critique généralisée du développement et du productivisme, notamment par des orateurs des pays du Sud ; la mobilisation des mouvements sociaux autour de la bataille pour la « justice climatique », à la suite du sommet de Copenhague ; et l’intérêt manifesté pour la philosophie du « bien-vivre » introduite dans le forum par les peuples indigènes.

Rien de tel n’existait avant 2001, alors que la résistance au néolibéralisme se désolait de la fragmentation de ses luttes. Ce qui suffit à rendre le FSM indispensable.
L’une de ses percées les plus importantes, c’est d’avoir démontré que la diversité pouvait devenir une valeur fondamentale de la lutte politique. « Dix ans après leur création, les internationales ouvrières, socialistes ou communistes étaient moribondes ou déchirées, parce qu’elles ont rejeté l’altérité, analyse le philosophe Patrick Viveret. Alors que le forum social continue à provoquer l’ouverture du mouvement altermondialiste et l’agrégation de nouvelles composantes. C’est une force considérable. »

Le Forum social mondial, en s’affranchissant de logiques anciennes qui ont montré leurs limites, décalées des échéances électorales, des enjeux de pouvoir, des mots d’ordres simplistes, a inventé une « slow politique », comme la « slow food » s’est rebellée contre la « fast » et « mal »bouffe, comme les « slow cities » ont proposé une alternative aux mégapoles ingérables et inhumaines. La mutation en profondeur qu’il propose, par une méthode et une culture collectives en gestation permanente, est porteuse d’un véritable espoir de changement.
Les altermondialistes n’en sont pas toujours convaincus : ils ont en partie gagné la bataille des idées, alors que le néolibéralisme patauge dans le marasme qu’il a engendré, mais le monde n’a toujours pas changé. Pourtant, le passage de l’utopie à la construction est peut-être en train de s’opérer. Il y a dix ans, le FSM lançait : « Un autre monde est possible ! » Il ajoute aujourd’hui « il est surtout urgent et nécessaire ».

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