Des témoignages décisifs

Par leur connaissance de la région et leur approche indépendante, André Guichaoua et Claudine Vidal permettent de comprendre l’enchaînement complexe des événements.

Denis Sieffert  • 11 février 2010 abonné·es

Sans doute, Claudine Vidal a-t-elle raison de souligner que l’attitude de la France dans les années qui ont suivi le génocide, et aujourd’hui encore, n’a pas peu contribué à obscurcir le débat. Et à le radicaliser à l’extrême. « Les autorités françaises, qui avaient soutenu des années durant un régime raciste capable du pire, n’acceptèrent jamais de revenir sur leurs erreurs », estime cette historienne et sociologue. « Une telle attitude d’infaillibilité provocante ne pouvait qu’alimenter antipathie et réceptivité aux soupçons. » « Pour moi, poursuit-elle, il ne fait aucun doute que la France a eu dans les événements du Rwanda une responsabilité accablante. » Ce sentiment est partagé par André Guichaoua et par Rony Brauman.

Faut-il pour autant adhérer à la thèse accusatoire qui conduit à la caractérisation de « complicité de génocide » ? Avant d’essayer de répondre à cette question, rappelons cette thèse. Elle fait remonter l’histoire aux relations troubles entretenues au début des années 1990 par la cellule africaine de l’Élysée – dirigée à l’époque par Jean-Christophe Mitterrand – avec le clan Habyarimana (Juvénal Habyarimana, président du Rwanda de 1973 à 1994, a été pendant plus de vingt ans « l’homme lige de la France »). Selon cette thèse, l’assistance française au régime de Kigali aurait outrepassé son périmètre officiel, notamment par l’engagement direct de militaires français dans le conflit contre la rébellion, tout au long de l’opération Noroît (1990-1993), puis par la formation et l’entraînement de milices, mais aussi des missions de « basse police ». Rien ne permet de contester ces affirmations, hélas banales quand il s’agit de la politique française en Afrique. Les trois autres volets de l’accusation sont infiniment plus ­discutables.

Il s’agit en premier lieu de l’implication supposée de la France dans l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion de Juvénal Habyarimana. On sait que cet attentat, et la mort qui s’ensuivit du président rwandais hutu, créa les conditions des pogroms anti-Tutsis et du génocide. Il s’agit ensuite des livraisons clandestines d’armes que la France aurait consenties après l’embargo décidé par les Nations unies, le 15 mai 1994. Il s’agit enfin du rôle des militaires français dans le cadre de l’opération Turquoise, entre le 22 juin et le 22 août 1994. Selon la thèse accusatoire, ceux-ci, placés alors sous mandat de l’ONU, ont mené une action plus militaire qu’humanitaire, et se préoccupèrent surtout d’exfiltrer les responsables du génocide.

L’attentat du 6 avril 1994.

La France a-t-elle directement participé au lancement du missile qui a abattu l’avion de Juvénal Habyarimana ? Question évidemment capitale qui, dans le cas d’une réponse affirmative, l’impliquerait dans une action préméditée, destinée à créer le chaos dans le pays. Mais, pour plusieurs observateurs, il est infiniment plus probable que l’attentat contre le président rwandais a été l’œuvre du Front patriotique rwandais (FPR). C’est la conviction d’André Guichaoua, pour qui le FPR a pratiqué « la politique du pire » pour légitimer son assaut militaire sur Kigali. Depuis son échec aux élections municipales de septembre 1993, le FPR savait qu’il ne pourrait conquérir le pouvoir par les urnes. Sa réaction a été une campagne d’attentats. Le plus important, en novembre 1993, contre des élus du MRND (le parti au pouvoir), vainqueur des élections, et leurs familles, fit 55 morts. Auparavant, entre juillet 1991 et septembre 1992 (45 attentats), puis de mars à mai 1993, deux vagues d’attentats dans lesquels la responsabilité du FPR a été clairement établie. Les cibles – des marchés, la gare routière, la Poste centrale de Kigali – témoignaient d’une volonté de créer un régime de terreur et un climat propice à une intervention militaire. L’attentat du 6 avril s’inscrit dans cette logique. André Guichaoua relève « un faisceau d’hypothèses concordantes » allant dans ce sens. Mais, au-delà des témoignages qu’il a pu recueillir, il fait surtout état de « la panique » qui, aussitôt après l’attentat, s’est emparée de l’état-major MRND (Hutus au pouvoir) par opposition à « la mise en ordre de bataille » de l’Armée patriotique rwandaise (APR), l’appareil militaire du FPR (tutsi).

Si l’on accrédite la thèse de la responsabilité du FPR, est-ce à dire que celui-ci aurait sciemment sacrifié les « Tutsis de l’intérieur » à sa stratégie de reconquête du pouvoir ? Un élément doit être pris ici en considération. Contrairement à ce que nous avions toujours cru et à ce qui s’est beaucoup dit, le génocide n’est pas le résultat direct de ­l’assassinat du président Habyarimana. Même si un climat de haine avait été entretenu par les extrémistes hutus depuis plusieurs semaines, le génocide, selon André Guichaoua, n’est pas l’effet d’une flambée de violence populaire à l’annonce de l’attentat. Ou, plus précisément, celle-ci n’aurait pas abouti au génocide si un autre événement n’était pas intervenu dans les heures qui ont suivi la mort d’Habyarimana. Un coup d’État militaire dans le camp hutu. Une prise de pouvoir par les plus extrémistes de l’armée, dirigés par le colonel Théoneste Bagosora. Autrement dit, si tout le monde redoutait des violences, le génocide n’était pas prévisible sans cet événement.

Les impasses de la justice internationale.

André Guichaoua tire sa conviction sur la responsabilité du FPR dans l’attentat non seulement des témoignages recueillis, mais aussi de la façon dont le nouveau régime, une fois installé à Kigali, n’a cessé d’étouffer les enquêtes. « Un dossier sans intérêt » , commentait même un haut responsable du régime en 2001. Kigali n’a organisé des « contre-enquêtes » qu’à partir du moment où, en 2006, l’instruction du juge Bruguière a pointé la responsabilité du FPR dans l’attentat et procédé à des mises en examen. Et à partir du moment où il a été question que le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) s’attaque au deuxième volet de son mandat, celui qui concernait les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis par les vainqueurs. Et, en premier lieu bien sûr, l’attentat du 6 avril.
Plus grossier encore : le 8 janvier dernier, le jour même où Bernard Kouchner arrivait à Kigali pour renouer spectaculairement des relations rompues entre les deux pays trois ans plus tôt, un miraculeux rapport d’une « commission d’enquête rwandaise » pointait la responsabilité des Forces armées rwandaises (FAR) (hutues). Seize ans après l’attentat, et alors que le régime en place depuis juillet 1994 avait refusé jusqu’ici toutes les enquêtes, des dizaines de témoins providentiels étaient produits. Il semble que ces « révélations » aient plus à voir avec le retournement diplomatique de la France, basculant dans le camp atlantique dont fait également partie le président rwandais Paul Kagamé (ancien chef du FPR), qu’avec la justice. Pour recréer des relations normales avec Kigali, la France de Sarkozy a besoin que l’incrimination qui visait le FPR soit sinon annulée, du moins contrebalancée.

L’embargo sur les armes.

Mais d’autres questions se posent à propos de l’attitude de la France. A-t-elle, par exemple, livré des armes aux Forces armées rwandaises (FAR) après l’embargo du 15 mai 1994 ? L’accusation est venue dans un premier temps d’un rapport datant de 1995 de l’association Human Rights Watch, qui dénonçait, sur un mode conditionnel, des envois d’armes à Goma, au Zaïre, au-delà de cette date, et qui disait détenir des documents sous forme de bordereaux ou de copies de bordereaux émanant de la Sofremas, la société d’armement contrôlée par l’État. Selon Claudine Vidal, « le conditionnel a peu à peu disparu de l’accusation pour devenir affirmation » . Or, la mission parlementaire d’enquête, créée le 3 mars 1998 (dite « mission Quilès », du nom de son président, le socialiste Paul Quilès), a ensuite affirmé n’avoir jamais obtenu ces documents « en dépit des demandes qu’elle a formulées ». Une enquête conduite ensuite par Amnesty International, rendue publique en 1999, révéla une situation que Claudine Vidal qualifie, par euphémisme, de « plus complexe ». Amnesty porte bien témoignage de trafics d’armes au profit des génocidaires après l’embargo, mais l’ONG met en cause l’Albanie, la Bulgarie et Israël, « utilisant des réseaux internationaux de trafiquants ». Selon Amnesty, l’Albanie, la Bulgarie, la France et l’Afrique du Sud (ces deux derniers pays mis en cause par Human Rights Watch) ont officiellement nié avoir eu connaissance d’une quelconque responsabilité dans le viol de l’embargo. On n’est certes pas obligés de croire les dénégations officielles, mais on ne peut non plus les tenir pour la preuve du contraire.

Les opérations Amaryllis et Turquoise.

À partir du 9 avril 1994, la France envoyait des avions cargo Transall pour évacuer les ressortissants français. C’est l’opération Amaryllis. Témoin et acteur de cet épisode, puisqu’il est lui-même reclus dans l’hôtel des Mille Collines assiégé par les génocidaires hutus, André Guichaoua tente de faire évacuer, avec les Français, des personnalités tutsies recherchées par les FAR. On renverra ici à la lecture de son livre. Le récit qu’il fait de l’attitude de l’ambassade de France à Kigali, du refus obstiné de l’ambassadeur, Jean-Michel Marlaud, d’évacuer des Rwandais tutsis, est accablant. Et, en particulier, son refus de prendre en charge les enfants de l’ancien Premier mi­nistre du gouvernement Habyarimana, Agathe Uwilingiyimana [^2], l’une des premières victimes du génocide. Mais il semble bien, et comme pour compliquer encore un peu plus l’histoire, que l’ambassade de France ait ajouté beaucoup de zèle à des consignes venues de Paris. C’est en passant par Paris et des liaisons téléphoniques avec la fameuse « cellule africaine » qu’André Guichaoua est parvenu à débloquer la situation concernant les « enfants d’Agathe ».

Quoi qu’il en soit, l’épisode de cette évacuation sélective est l’un des plus consternants. C’est la version française du départ américain de Phnom-Penh à l’arrivée des Khmers rouges, en 1975. L’opération Turquoise, qui se déroule à partir du 23 juin, est d’une autre nature. Il s’agit, en application de la résolution 929 de l’ONU, d’une opération humanitaire multinationale d’assistance aux civils. Au crédit de la France, elle fut le seul pays candidat à l’application de la résolution
– une résolution incroyablement tardive – de l’ONU. La France établit début juillet « une zone humanitaire sûre », près de la frontière zaïroise. À cet instant, le rapport de force s’est inversé, le FPR (tutsi) est sur le point de prendre le pouvoir à Kigali, et les génocidaires (mais aussi des centaines de milliers de Hutus innocents qui craignant d’être victimes des représailles) fuyaient vers le Zaïre (redevenu depuis la RD Congo). Selon l’association Survie, François Mitterrand voulait transformer cette mission en opération militaire de « reconquête du pays afin de rétablir le pouvoir de nos alliés ». Thèse peu crédible, vu le nouveau rapport de forces, et qui aurait supposé, en violation éhontée du mandat de l’ONU, un investissement massif et durable de la France au Rwanda. Plus plausible est la seconde assertion de Survie : Turquoise a permis « le sauvetage de 10 000 à 17 000 Tutsis dans le même temps qu’elle favorise la mise à mort de milliers d’autres » . Là encore, « favoriser » n’est certainement pas le mot juste. Qu’elle n’ait pas empêché ou pu empêcher la fin du génocide est plus exact. À partir d’un constat très proche, André Guichaoua livre une autre interprétation : selon lui, Turquoise est plutôt pour la France une tentative de se réhabiliter. Mais il est vrai que les génocidaires fuient alors massivement le Rwanda. Avaient-ils besoin de l’opération Turquoise pour cela ? Ce n’est pas l’avis de Rony Brauman (voir entretien), qui estime que les ex-miliciens en fuite n’avaient aucun mal pour gagner le territoire zaïrois.

En fait, le véritable crime de la France remonte d’abord aux années précédentes. Lorsque Paris a engagé son armée dans des affrontements directs avec le FPR pour soutenir le régime d’Habyarimana. Il est aussi dans l’acharnement de la France – et singulièrement de la cellule de l’Élysée (rappelons que nous sommes en période de cohabitation, et qu’Édouard Balladur est Premier ­ministre) – à traiter avec le gouvernement intérimaire hutu, dont certains hauts responsables sont reçus à Paris au moment même où a lieu le génocide.

À côté de cet élément à charge, il nous faut présenter un autre élément, à décharge celui-ci. Il est difficile de nier l’implication de la France dans les accords d’Arusha, qui visaient à installer à Kigali un gouvernement d’unité nationale intégrant le FPR. Il est possible, en revanche, qu’elle ait concédé cette négociation en désespoir de cause, ne pouvant plus sauver le pouvoir exclusif du clan Habyarimana. Mais, quoi qu’il en soit, on imagine mal la France torpillant cet accord après l’avoir promu. En guise de conclusion provisoire, disons qu’il semble bien que, par une sorte de raisonnement binaire, le FPR ait été perçu par de nombreux observateurs de façon romantique. Il faut ici évidemment repousser l’idée d’un « double génocide ». Les massacres commis par le FPR, dont ceux qui, jusqu’à récemment, ont frappé à l’est du Congo – et sous prétexte de poursuite des génocidaires – des jeunes gens à peine nés en 1994, ne relèvent pas du génocide. Ils n’en révèlent pas moins le cynisme dont est capable un mouvement qui instrumentalise la mémoire du génocide pour tout justifier. Quant à la France, sa responsabilité est accablante. Mais il ne semble pas que l’on puisse dire que les plus hauts responsables aient aidé « sciemment » à la réalisation d’un génocide.

[^2]: Hutue démocrate, cette intellectuelle, très opposée au clan Habyarimana, était Premier ministre en avril 1994. Elle représentait une possibilité de réconciliation nationale.

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