« Le Temps des grâces » : De glaise et de pensée

« Le Temps des grâces » questionne la réalité agricole des soixante dernières années, sans moralisation ni manichéisme.

Christophe Kantcheff  • 11 février 2010 abonné·es

On ne répétera jamais assez que le cinéma, comme les autres arts, se fait avec des questionnements plutôt qu’avec des certitudes. Le Temps des grâces a une très forte capacité d’alerte sur le spectateur. Mais cette sensibilisation ne passe pas par un discours surplombant et moralisateur, porteur d’un message prédéterminé que les images se bornent à illustrer. Ainsi, le documentaire de Dominique Marchais a beau avoir pour sujets la campagne et l’agriculture, et développer de fortes préoccupations écologistes, il ne ressemble en rien aux pensums des Hulot et autre Arthus-Bertrand.

Ce qu’il y a de précieux et de hautement cinématographique dans le Temps des grâces, c’est sa capacité d’écoute et d’immersion. Immersion non pas dans la réalité brute
– il ne s’agit pas d’une chronique montrant le quotidien d’exploitations –, mais dans la conscience d’agriculteurs. Le céréalier de l’Yonne, l’éleveur du plateau de Millevaches, l’agriculteur à la retraite de Loire-Atlantique, parmi d’autres, témoignent de ce qu’ils sont, de ce qu’ils ont fait, de ce qu’ils savent. S’élabore ainsi, par touches successives, et de l’intérieur, un tableau nuancé, complexe, de l’agriculture depuis soixante ans. Par exemple, sans aucune image d’archives, on « voit » la pauvreté d’après-guerre qui a poussé à la mécanisation et au recours à la chimie. Le cinéaste montre-t-il un sentier charmant et « typique » , reliquat du passé ? Il fait immédiatement entendre un ancien syndicaliste agricole racontant à quel point il était ­pénible de pousser les charrettes dans les chemins creux. L’écrivain Pierre Bergounioux, qui n’a pas été agriculteur mais a vécu adolescent le basculement de sa Corrèze natale dans le XXe siècle, est le narrateur le plus poignant de cette histoire.

Dominique Marchais ne fait intervenir les « savants » (agronomes, microbiologistes, économistes…) que dans un second temps. Leurs discours, au lieu d’être plaqués, viennent comme des prolongements, des mises en perspective, des voies possibles à suivre qui s’entrelacent, pour enrayer l’appauvrissement des agriculteurs, remédier au mauvais état des sols, stopper l’agrandissement des parcelles uniformes. Le film, dès lors, ne cesse de s’élargir. Passe du local au global. De l’OMC aux nécessités d’une politique innovante en faveur d’une alimentation de qualité dans les cantines. L’agriculture n’est plus une affaire réservée aux agriculteurs et aux techniciens, mais relève des droits de l’homme, devient une question civilisationnelle. Le Temps des grâces est un film-monde, de glaise et de pensée, de particules organiques et d’universel, de frayeurs et de beauté.

Culture
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