Une « dézombification » de l’information

Dmitri Mouratov, rédacteur en chef de « Novaïa Gazeta », bihebdomadaire indépendant, nous livre ici son espoir d’un peu plus de liberté dans les médias russes.

Dmitri Mouratov  • 4 février 2010 abonné·es

L’allocution traditionnelle du Président russe pour le nouvel an s’est déroulée dans un studio de la « première chaîne » [^2], dont les murs portent encore des traces de la propagande officielle. La programmation caractéristique de cette chaîne omniprésente [^3], ainsi que celle de ses concurrentes immédiates, la chaîne nationale russe [^4] et NTV, confisquée par Poutine à l’oligarque Goussinski, est telle qu’un mot avait été créé pour qualifier ces antennes : la « Zombotéloche ». De zombifie : « Qui hypnotise et transforme tout en charogne. »

Et voilà que, dans ce studio à la réputation douteuse, le président Dmitri Medvedev répond gaillardement aux questions des dirigeants des trois « zombo-chaînes ». Le Président parle de justice, de société ouverte, de modernisation. Et les directeurs des trois chaînes – qui se trouvent être habituellement les principaux censeurs – lui posent des questions libres et précises. C’est le monde à l’envers ! Ces patrons de télévision se sont révélés, à titre personnel, bien plus intelligents que les chaînes qu’ils dirigent. Une question s’est alors imposée aux élites politiques du pays : qui sont vraiment ces patrons, et de quel côté sont-ils, eux, les détenteurs du monopole télévisuel du pays ? La télévision serait-elle soudain passée du côté du Président ?

Jusqu’à maintenant, il était évident que les idées de Medvedev sur la modernisation, la société de l’information et la justice réelle étaient principalement soutenues par les journaux intellectuels du pays, ceux appartenant à la sphère des affaires, ainsi que par les médias indépendants. Les fonctionnaires obtus, managers de Poutine, ne pensaient qu’à atteindre un auditoire le plus large possible, et considéraient que le meilleur vecteur de propagande était la télévision. Mais les téléspectateurs les plus avisés ont peu à peu cessé de la regarder. Les annonceurs ont sonné l’alarme, tandis que les journaux se sont vite inquiétés de l’influence de la sphère Internet. Toutes les interventions notables de Kommersant, Vedomosti, The New Times, Novaïa Gazeta et Gazeta.ru sont instantanément répercutées d’internaute en internaute, enrichies de commentaires. Internet jouant le rôle d’un puissant amplificateur de la moindre information émise. Car il ne faut pas oublier qu’il y a déjà en Russie entre 30 et 35 millions d’internautes pour 146 millions d’habitants.

Prenons un exemple : le juriste Sergueï Magnitski meurt dans sa cellule avant son procès, faute de soins. La Novaïa Gazeta, qui employait la journaliste russe assassinée Anna Politkovskaïa, publie ses carnets pre mortem. L’Écho de Moscou, la station de radio indépendante moscovite, les cite toute la journée sur ses ondes. Vedomosti et The New Times mènent une enquête. La télévision, elle, garde le silence, craignant les services secrets, qui ont exigé de Magnitski qu’il se taise sur les 5,4 milliards de roubles que se sont illégalement attribués des fonctionnaires du FSB (Service fédéral de Sécurité). Mais, à la suite des publications dans les journaux et des reportages de l’Écho, Internet explose ! Des dizaines de milliers de liens et de commentaires fleurissent sur la Toile, et plusieurs millions d’internautes lisent l’information récoltée par les journalistes. Via la Novaïa Gazeta, des centaines de politiques, d’hommes d’affaires et de citoyens signent une lettre ouverte pour l’amnistie de personnes détenues pour des délits économiques [^5]. Et, une semaine plus tard, vingt hauts fonctionnaires du ministère de la Justice sont licenciés sur ordre de Medvedev ! Du jamais vu dans l’histoire récente de la Russie.

Qu’est-ce que cela signifie ? Tout simplement que l’opinion publique ne peut plus être exclusivement forgée dans les bureaux des spin doctors du Kremlin. Elle commence à se former en marge de la « télé-zombification » d’État. Bien sûr, il n’y a toujours pas, en Russie, de liberté d’expression au sens propre du terme, en dehors d’un temps de parole à la télévision pour l’opposition, par exemple, mais il existe dorénavant des moyens d’accès à une information libre.

Et certains journalistes qui, au lieu de proposer une information juste à leurs concitoyens, vendent leur loyauté à l’État, se retrouvent peu à peu sur la touche. Comme le rédacteur en chef du journal progouvernemental Izvestia, un bon professionnel, mais qui ne s’est pas révélé utile à Medvedev. On licencie ces journalistes par manque de confiance, comme le conseiller de l’ancien Président, Mikhaïl Lessine, celui-là même qui, à une époque, confisquait la chaîne NTV pour servir les intérêts de Vladimir Poutine…

De quel côté pencheront les traditionnels médias de masse russes ? Celui de l’habituelle peur devant les services secrets et Vladimir Poutine, ou celui de la société civile, qui ne peut survivre au XXIe siècle sous le joug de cette junte financière et sécuritaire ? Cela dépend de trois facteurs : de la responsabilité personnelle des journalistes, de l’intégrité de la liberté sur Internet et de la détermination du président Medvedev à déclarer sans ambages s’il est prêt ou non à se présenter à l’élection présidentielle de 2012.

[^2]: Perviy Kanal, littéralement « première chaîne », anciennement Ostankino, ORT.

[^3]: Elle peut toucher 98,8% de la population russe.

[^4]: Rossiya 1, anciennement RTR.

[^5]: Lettre rédigée par Yana Yakovleva, présidente du mouvement « Business. Solidarité », directrice financière de la compagnie « Sofex ».

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