Des soldats israéliens brisent le silence

Une ONG israélienne, créée par d’anciens militaires, donne la parole aux membres de l’armée ayant servi dans les Territoires occupés depuis la seconde Intifada, en septembre 2000. Des témoignages accablants.

Xavier Frison  • 11 mars 2010
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Des soldats israéliens brisent le silence
© STF/KAHANA

Ne comptez pas sur Yehuda Shaul pour verser dans l’humanitaire larmoyant. Reçu dans les locaux parisiens du CCFD (Comité catholique contre la faim et pour le développement* début février, l’homme a passé trois années dans les rangs de l’armée israélienne, comme soldat d’infanterie puis comme sergent. Entre 2001 et 2003, il sert à Hébron, en Cisjordanie. Dès la fin de son service militaire, remué par son expérience, il lance avec quelques camarades et le soutien de soixante-cinq soldats de son unité l’ONG Breaking the silence, ­« Rompre le silence ». « On avait le sentiment que quelque chose n’allait pas dans notre mission et qu’il fallait en parler à nos familles ».

L’exposition photo organisée en Israël, premier acte de l’organisation, secoue la société civile et rencontre un écho inattendu. « Nous étions juste des gens devenus soldats, se souvient Yehuda Shaul dans un anglais américain parfait. Nous n’étions pas prêts à rencontrer la presse ni à faire office de porte-parole. » Très vite, devant le succès de l’exposition, Breaking the silence collecte les témoignages – plus de 700 à ce jour – d’ex-soldats israéliens ayant servi dans les Territoires occupés pendant la seconde Intifada. Avec comme objectif de créer un débat dans la société civile israélienne sur le « prix moral » que lui fait payer l’armée en son nom. L’organisation se veut apolitique et exclusivement tournée vers la dénonciation des « cas d’abus » de l’armée envers les civils palestiniens, « le pillage et les destructions de propriétés qui sont la norme depuis des années » . Breaking the silence est-elle en contact avec des organisations palestiniennes ? « Non, pas du tout, répond sèchement Yehuda Shaul. Que les choses soient claires : nous ne faisons pas de politique, même si les témoignages recueillis ont fait grand bruit en Israël. La plupart des soldats qui ont accepté de parler de l’opération Plomb durci, par exemple, étaient favorables à son principe. Nous ne donnons pas de solution toute faite, nous voulons juste informer la population. »

Sous son allure d’ours bourru, visage mangé par une barbe de cinq jours, jeans, kippa et gros pull, Yehuda Shaul – 27 ans qui en paraissent dix de plus – expose les faits. Carrés. Parle techniques de guerre, « procédures d’engagement » , avantages et inconvénients du mortier et de l’obus. Il concentre son intervention sur l’opération Plomb durci, sur laquelle les témoignages ont fait l’objet d’un livre reçu comme un coup de tonnerre lors de sa publication en Israël, en juillet 2009. « Au début, on ne les a pas crus, avoue Yehuda Shaul, à l’évocation des premiers militaires entendus sur l’opération. Ces soldats décrivaient des attitudes tellement différentes de ce que l’on avait connu ». Et puis, à force de recouper les informations, de croiser les sources, de vérifier les informations, il fallut se rendre à l’évidence. Plomb durci « n’était plus une opération militaire, mais une guerre » . Avec un impératif gravé dans le marbre : « On y va, mais nous ne devons subir aucune perte » . Des soldats qui ­tombent sont autant de soutiens politiques en moins, sans parler de l’opinion publique. Dès lors, « les directives étaient simples : votre mission, votre vie, et le reste passe après ».

Entre une opération militaire et une logique de guerre, la différence est de taille. « En guerre, on n’envoie pas l’infanterie en première ligne, on la protège avec une enveloppe de bombardement » , explique Yehuda Shaul. En préambule à Plomb durci, l’armée israélienne se contentera de prévenir les civils de Gaza par un appel à évacuer les lieux… via des tracts et des appels téléphoniques. « Après ça, l’état-major a considéré ces zones urbaines comme un champ de guerre. Les civils censés être partis, il ne restait donc que des ennemis combattants. » Bombardements, artillerie, bulldozers, tout y passe, malgré l’imprécision chronique de certaines armes comme le mortier, aux effets dévastateurs en zone urbaine.

Autre révélation soulevée par Breaking the silence, l’absence de consignes claires données aux troupes sur la manière d’utiliser la force : « Quatorze soldats ayant participé à l’opération nous ont dit la même chose : il n’y avait aucune règle d’engagement. » D’après la définition de Jérôme Cario, docteur en histoire du droit et chef de cours « Droit des conflits armés » à Saint-Cyr, les règles d’engagement « sont des instructions élaborées par l’autorité politique ou militaire compétente afin de définir les circonstances et limitations de l’emploi de la force par les forces armées, pour initier ou continuer l’engagement armé lorsqu’elles sont confrontées à d’autres forces. Elles sont donc le moyen par lequel cette autorité contrôle l’emploi de la force armée dans un contexte politique et militaire donné […]. Elles déterminent le degré d’emploi de la force armée compatible avec le but politique à atteindre. Elles sont donc une série d’autorisations et d’interdictions. »
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Sans ces garde-fous, tout est permis. Extrait du témoignage 43, sur les 54 recueillis pour l’opération Plomb durci : *« Un gars a dit qu’il ne pourrait pas finir cette opération sans avoir tué quelqu’un. Donc il a tué quelqu’un. […] Ce Palestinien n’était pas armé. Je peux garantir que ce soldat a vécu cela comme une sorte de jeu, il était ravi et riait après ça. »

Témoignage 31, sur les règles d’engagement de nuit : « On ne nous a pas dit clairement de tirer sur tout ce qui bouge mais c’était tout comme. J’ai demandé [à la hiérarchie] q uoi faire si je voyais une femme dehors. On m’a répondu “elle n’a rien à faire dehors de nuit. Vérifie si elle est armée et tire”. De ces instructions, j’ai compris que si je me retrouvais engagé très près de la personne, il valait mieux tirer avant et poser des questions ensuite. »

Témoignage 8 : « Si nous détections quelque chose qui ne devait pas être là, nous tirions. On nous a dit que l’aviation avait distribué des tracts pour demander à la population de partir. J’ai entendu des histoires­ d’autres unités qui ont tiré sur des gens à deux kilomètres de distance. Je me souviens avoir regardé dans le viseur de notre tireur. On voit des gens marcher, occupés à leur routine habituelle, certainement pas des terroristes. Dans les limites de notre secteur, nous avions la permission d’ouvrir le feu […] sans mention spéciale de la hiérarchie sur d’éventuels civils innocents. »

Après avoir d’abord subi les foudres de l’armée israélienne, du gouvernement et d’une bonne partie de la presse, Yehuda Shaul et ses amis estiment que l’opinion publique israélienne commence à tourner, même timidement : Breaking the silence va donc demander l’ouverture d’une enquête indépendante sur les agissements de l’armée à Gaza. Pour lever la chape de plomb.

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