Dettes souveraines et globalisation financière

Gérard Duménil  • 11 mars 2010 abonné·es

Les difficultés rencontrées par le gouvernement grec dans la gestion de son déficit budgétaire attirent soudain l’attention sur les pratiques financières des États et leurs relations avec les banques d’affaires. La Grèce est accusée d’avoir laissé filer son déficit jusqu’à environ 12 % de la production du pays. Pourtant, les lions du grand cirque de la mondialisation, États-Unis et Royaume-Uni en tête, atteignent des chiffres comparables. Bien qu’il ait une monnaie forte, l’euro, un petit pays comme la Grèce ne saurait se livrer à de telles turpitudes. Et le discours s’envenime, car la Grèce dissimulait sa faute par de complexes montages financiers visant à échapper aux feus critères de Maastricht.
Cette fraude est l’arbre qui cache la forêt. On nous explique que les États ont coutume de recourir aux « produits financiers » les plus élaborés. Aussi longtemps qu’elles sont appliquées normalement, ces procédures sont tout à fait honnêtes, nous dit-on.

Examinons donc le cours « honnête » des choses. Les États financent leurs déficits sur le marché mondial. Au lieu d’émettre des titres (bons du Trésor ou obligations) dans leur monnaie nationale, comme dans la préhistoire ( ante -néolibérale), ils empruntent désormais sur les « marchés mondiaux » dans les monnaies des pays sollicités. Notamment au Japon, où les taux d’intérêt sont bas. En cela, ils imitent les banques d’affaires ou les fonds spéculatifs. C’est une pratique courante, appelée « carry trade » , que d’emprunter à des banques japonaises à des taux d’intérêt faibles, et de prêter dans des pays où les taux sont élevés (ou d’y réaliser toutes sortes d’opérations lucratives).

Mais il y a un problème. Son nom est « risque de change ». Si un pays de la zone euro emprunte en yens, il doit convertir ceux-ci en euros pour assurer ses dépenses. Il faudra rembourser à une certaine échéance. Viendra donc le moment de changer des euros en yens pour payer les dettes. Si les taux varient fortement, celui qui se livre à ce jeu peut y gagner ou y perdre beaucoup. Les institutions financières trouvent ainsi une occasion de vendre leurs services. Elles garantissent les opérations de change à certains cours, moyennant rémunération.
Au passage, on glisse de l’« honnête » au semi-frauduleux ou frauduleux. Les dettes peuvent prendre des allures d’opérations de change à terme (différées) entre monnaies. La détermination des taux de change anticipés dans les contrats laisse des marges de manœuvre. C’est en jouant sur cette ambiguïté entre emprunt et change, et en trichant sur les taux de change, que la Grèce a cru pouvoir échapper aux critères de Maastricht en affichant des déficits plus réduits qu’ils ne l’étaient réellement.

Plus généralement, le problème est que ces mécanismes financiers globalisés sont devenus, avec la mondialisation néolibérale, des phénomènes dont il est difficile d’imaginer l’ampleur. Juste un indicateur. Prenons l’ensemble des banques du monde et considérons leurs crédits (titres et prêts) à des agents d’autres pays , publics et privés (réciproquement, les emprunts des agents à des banques étrangères). En milliers de milliards de dollars, le total était, en 1980, de 1,1 ; en 2000, de 10,8 ; pour, enfin, culminer à 35,8 en 2008 avant de chuter dans la crise [^2].
La nouveauté est que la crise actuelle a entraîné les pays les plus avancés vers des déficits publics majeurs. La question de leur financement est devenue centrale et les a entraînés dans l’orbite de cette finance mondiale. On découvre alors que les mécanismes aussi scabreux que ceux qui ont conduit à la crise des crédits hypothécaires aux États-Unis sont utilisés dans le financement des États. Les comparaisons de ce type se multiplient dans la presse financière, où est montré du doigt le pays qui précède tous les autres (au moins les grands) en termes d’opérations financières : le Royaume-Uni. Cet État voit son déficit public s’envoler et on peut supputer un recours majeur aux mécanismes financiers les plus « sophistiqués ».
Les dettes souveraines finalement touchées par la gangrène de la mondialisation financière ! Il va falloir amputer.

[^2]: Selon la Banque des règlements internationaux. Dans le cas de la Grèce, ces crédits octroyés par des banques étrangères ont été multipliés par 13 entre 1994 et 2009.

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