La bataille du genre

Dans un recueil d’articles, le sociologue Éric Fassin analyse les enjeux politiques que recouvrent les questions sexuelles en France et aux États-Unis.

Olivier Doubre  • 4 mars 2010 abonné·es

Ce 8 mars 2010, la 100e Journée internationale des droits des femmes sera célébrée un peu partout dans le monde. On ne reviendra pas sur la sempiternelle erreur sur son intitulé, qui la transforme chaque année en Journée de LA femme, opérant là une essentialisation révélatrice qui voudrait célébrer UNE seule femme, telle une quelque peu angoissante figure différente du reste du genre humain. Cette journée est toutefois l’occasion pour nombre d’organes de presse, de syndicats, d’associations et de formations politiques de revendiquer l’égalité effective (c’est-à-dire en salaires, en horaires et en conditions de travail, en temps de travaux domestiques, etc.) pour les femmes, qui, faut-il le rappeler, représentent toujours à ce jour plus de 50 % de l’humanité. Mieux vaut une journée que jamais, direz-vous. Reste qu’il peut, dans l’absolu, paraître étonnant qu’il faille une journée par an pour dénoncer – et lutter contre – les discriminations à l’encontre des femmes, discriminations qui reviennent à considérer ces près de 52 % du genre humain comme… une minorité, au sens où les sciences sociales définissent justement cette notion !

Or, la question de l’égalité entre les sexes, mais aussi entre les genres et entre les sexualités, demeure révélatrice de bon nombre des problèmes d’une société. C’est en tout cas à travers cette « focale » que le sociologue Éric Fassin, chercheur à l’École normale supérieure, spécialiste à la fois des États-Unis et des questions sexuelles, se propose depuis maintenant plus de deux décennies, en lui superposant une autre « focale », celle du comparatisme entre les sociétés états-unienne et française, telle un « miroir transatlantique » , de tenter « d’appréhender les sociétés dans leurs variations historiques ». À travers les nombreux débats qui ont défrayé la chronique de chaque côté de l’Atlantique (du Pacs à la parité en France, de la question du harcèlement sexuel ou du date rape [viol par un intime] jusqu’à l’affaire Monica Lewinsky aux États-Unis), l’auteur se saisit d’abord de la notion de genre, « fil conducteur » de la douzaine d’articles réunis dans un recueil récemment paru, pour mieux souligner les enjeux politiques que recouvrent les questions sexuelles.

Forgée aux États-Unis au départ dans des départements de women studies, en particulier par l’historienne Joan W. Scott dans un article fondateur, « Gender, a useful category of historical analysis [^2] », cette notion de genre, « qui serait au sexe ce que la culture est à la nature », c’est-à-dire qu’elle permet de déjouer les prétendues évidences de rôles attribués aux individus selon leur sexe, a été tout au long des années 1990 l’objet d’un violent refus de certaines intellectuelles féministes en France, qui la considéraient, à l’instar de l’historienne Mona Ozouf, comme étrangère à la « singularité française » (sic) en matière de féminisme et de féminité… Peine perdue, les plus progressistes d’entre elles, Christine Delphy en tête, ont fini par l’imposer, en tant que concept fondamental et nouveau, « dans la boîte à outils des sciences sociales » de ce côté-ci de l’Atlantique, permettant de penser les rapports sociaux et de pouvoir « fondés sur les différences perçues entre les sexes » (Joan W. Scott).

Éric Fassin se fait donc d’abord l’historien de cette bataille du genre, concept dont il affirme sans conteste la « valeur paradigmatique » , pour mieux approcher, plus largement, « au-delà des questions sexuelles, l’ensemble des questions minoritaires ». D’un article à l’autre, d’une question à l’autre traitée à l’aune des divers moments qui ont fait depuis une vingtaine d’années « l’actualité sexuelle » aux États-Unis et en France, le lecteur suit ainsi ce qui constitue le « cheminement » du sociologue à travers les questions sexuelles, « à commencer par le genre », qui sont pour lui un « révélateur par excellence » de l’évolution du « périmètre » de la politique au sein des sociétés démocratiques contemporaines.

[^2]: Article de 1986 repris dans l’ouvrage de Joan W. Scott : Gender and the politics of history, Columbia university press, 1988. Sur ces notions, voir nos entretiens avec l’historienne américaine, in Politis n° 872 et 1056.

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