La décentralisation est en panne

Faut-il souhaiter que le pouvoir des régions soit renforcé ? Existe-t-il une réponse de gauche à cette question ? Au moins,
le débat doit-il être relancé.

Denis Sieffert  • 18 mars 2010 abonné·es

On ne refera pas l’histoire. C’est ainsi : la France est un pays centralisé. Il n’est qu’à contempler une carte pour constater que tout part de Paris et tout y ramène. La capitale est le centre d’une communication en étoile, aussi bien pour les routes que pour les chemins de fer. Et les Français entretiennent avec l’idée même de décentralisation une relation de méfiance. L’histoire de cette méfiance s’enracine évidemment dans la Révolution. Même le « père » des départements, le Normand Jacques-Guillaume Thouret, lançait à l’Assemblée législative en novembre 1789 cette interpellation paradoxale : « Craignons d’établir des corps administratifs assez forts pour entre­prendre de résister au chef du pouvoir exécutif. » Et il était, dans le contexte de l’époque, un décentralisateur !

Pourtant, les départements n’étaient que des subdivisions administratives, et en aucun cas de nouvelles collectivités. La création des préfets, en 1800, renforcera encore leur subordination au pouvoir central. Après quoi, pendant plus d’un siècle, l’histoire administrative de la France est quasiment figée. Il faudra attendre l’ordonnance du 10 janvier 1944 pour la création d’un corps de commissaires régionaux, dictée il est vrai par les circonstances de la Libération. Et ce n’est qu’en 1950 qu’on se souciera vraiment d’aménagement du territoire. Au plus fort de son industrialisation, la France, ultracentralisée, est menacée d’apoplexie. Le développement régional est stimulé, avant même qu’une structure administrative lui corresponde. Le décret du 30 juin 1955 crée vingt et une régions. Huit ans plus tard, la République gaullienne crée la Délégation à l’aménagement du territoire (Datar), qui doit harmoniser l’essor des régions.

Enfin, le 14 mars 1964, la France se dote de préfets de région. La décentralisation s’accélère sous le poids d’une nécessité plus économique que politique. Le 5 juillet 1972, la région devient « établissement public à vocation spécialisée », ce qui lui confère une certaine autonomie budgétaire. Mais elle n’est toujours pas une « collectivité locale » au sens politique du terme. On est encore dans la déconcentration plus que dans la décentralisation. C’est la gauche qui va franchir le pas avec la loi Defferre de mars 1982. Pour la première fois, il est prévu que la région « s’administre librement par un conseil élu ». Deux lois, de janvier et juillet 1983, compléteront celle-ci en fixant la répartition des compétences entre les collectivités locales (dont les régions) et l’État, et la fiscalité locale. Une loi de 1984 fixe le statut d’une fonction publique territoriale. Le corollaire politique suit avec l’élection des conseillers régionaux au suffrage universel (loi de juillet 1985), qui permettra d’organiser le premier scrutin en mars 1986. Hélas, un jeu politique – très parisien celui-là – ne cessera de modifier le mode de scrutin et la durée du mandat (lois de mars 1998 et de janvier 1999). Et les compétences de la région, comme son budget, resteront finalement assez limitées. Comme nous le rappelions dans Politis n° 1093 (voir l’article de Michel Soudais), les compétences de la région portent actuellement sur les transports (trains express régionaux et maillage SNCF-RATP, en Île-de-France) ; la construction et l’entretien des lycées et la rémunération des personnels non enseignants ; l’apprentissage et la formation professionnelle. Depuis 2004, elles distribuent une partie des aides publiques aux entreprises. À cela, il faut ajouter la « clause de compétence générale », qui permet aux régions ­d’intervenir dans d’autres domaines. Le sport et la culture, par exemple. Mais un ­chiffre montre les limites du pouvoir régional : la fiscalité régionale ne représente que 2 % des recettes prélevées. C’est dire que l’État reste omnipotent. Et Nicolas Sarkozy veut remettre en cause cette « clause de compétence générale ». Preuve que la décentralisation par les régions n’est pas inscrite dans le marbre de notre organisation administrative, mais reste dépendante des rapports de forces politiques.

On est donc encore très loin des compétences des Länder allemands ou des communautés autonomes d’Espagne (voir pages suivantes). En vérité, la France reste probablement le pays le plus centralisé d’Europe occidentale. Pourquoi ? C’est sans aucun doute une construction philosophique que l’on doit aux révolutionnaires qui explique cela : la fameuse « République une et indivisible » chère à Danton. L’unité de la République est, dans cette optique, la garantie de l’égalité des citoyens, quel que soit le territoire qu’ils habitent au sein de la République. C’est la garantie, au moins dans le discours, d’une égalité de tous devant le service public. Le Gouvernement provisoire (septembre 1944-janvier 1946), artisan des nationalisations, renforcera cette tendance. Mais, dans une France néolibérale, les grands mythes républicains ressemblent de plus en plus à des chimères, invoquées pour de mauvaises raisons. Si vivre dans une cité de banlieue ne donne pas les mêmes chances que vivre au ­centre d’une grande ville, ce n’est pas la conséquence de la décentralisation. La fermeture des hôpitaux, les suppressions de classes dans les écoles, des bureaux de poste et de tribunaux, les trains qui ne s’arrêtent plus dans des villes de moyenne importance, tout cela n’est pas le fait de la décentralisation. Ces décisions désastreuses, qui rendent les « territoires de la République » chaque jour un peu plus inégalitaires, sont prises à Paris, par les ministres de Nicolas Sarkozy.

Ces décisions socialement injustes ne ­découlent pas d’un pouvoir régional. Elles procèdent directement d’une seule institution : la présidence de la République. Elles s’appuient souvent sur des directives européennes. Au contraire, les régions – parfois gauche et droite locales confondues – ont tendance à résister. Question : une décentralisation renforcée ne serait-elle pas une façon de rééquilibrer les pouvoirs face à cette élection présidentielle qui vampirise toute notre vie politique, et confère à l’heureux élu, après une campagne qui tourne de plus en plus à la foire à la démagogie, un blanc-seing à peu près illimité ? Bien entendu, le risque existe aussi de l’autre côté. L’axe Europe-régions, qui peu à peu transpercerait le cadre national, n’est pas plus rassurant en raison même de la nature actuelle de l’Union européenne. La réponse (de gauche) n’est ni simple ni évidente. On peut au moins regretter que le débat, au sein de la gauche, n’ait même pas lieu.

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