La plénitude des vides

Deuxième roman d’Akram Musallam, « L’histoire
du scorpion qui ruisselait de sueur » est une divagation sur les douleurs causées par les membres et les lieux fantômes.

Ingrid Merckx  • 11 mars 2010 abonné·es

C’est une figure récurrente : un espace vide entre deux lignes. Une obsession. Créatrice et psychologique. Une métaphore à plusieurs niveaux : celle du roman, celle de l’auteur-narrateur, et celle de son pays, la Palestine. Au début du roman, cette vision d’un scorpion tatoué sur le bas du dos d’une jeune fille dans un dancing. Le narrateur la plaque contre un miroir le long duquel le scorpion descend tandis qu’il y dessine les contours de son corps. Le lendemain, ne reste que cette silhouette sur la glace. Un vide entre deux lignes…

Des années plus tard, l’homme vient tous les jours s’asseoir sur une place d’un parking de Ramallah pour réfléchir au roman qu’il écrit. Pourquoi à cet endroit, « espace vide entre deux lignes jaunes » sur « ce kilomètre carré devenu le plus cher de Palestine »  ? Quatre ans auparavant, s’y trouvait une petite maison dans laquelle venait écrire un « grand auteur » et qui a été détruite par une explosion. Son lieu rêvé d’écriture a été remplacé par un trou dans un escalier. Encore un vide entre deux lignes… « Il y a dans la vie des lieux qui se transforment en zones à rêves » , résume le narrateur, double fictionnel d’Akram Musallam, journaliste et écrivain palestinien né en 1972 à Talfit, et dont L’histoire du scorpion qui ruisselait de sueur est le deuxième roman. Ce scorpion que le narrateur piste comme on cherche un souvenir ou une idée, c’est ce petit animal, « qui ne pique pas » , précise-t-il, et qui lui permet de passer d’une zone à ­l’autre. D’un rêve à l’autre… Et d’une dimension à l’autre, car tout ne relève pas de la fiction dans L’histoire du scorpion…, roman où Musallam se met en scène à Ramallah, mûrissant le livre qui l’obsède sur ces vides qui le travaillent.

Le point de départ de son roman n’est pas tant la naissance de son scorpion que l’amputation de la jambe de son père. «  Je pourrais politiser le sujet en disant que [mon père] a été amputé à cause d’une mine laissée par l’armée de l’occupant ou […] lors d’une intifada… » Mais il n’en viendra pas à cette distorsion du réel et dira simplement que son père a été blessé par un clou, et qu’il a grandi avec cette image de jambe absente. Celle-ci revenant, au-delà du récit des anecdotes qui constituent son univers, ouvrir un champ lexical rémanent avec des formules comme « la conversation a été coupée, amputée comme un pied ».

L’histoire du scorpion qui ruisselait de sueur est une divagation romanesque sur les douleurs causées par les membres fantômes, c’est-à-dire ces spectres de corps qui continuent à faire mal comme s’ils existaient encore. « La jambe réelle de mon père avait été amputée, mais il restait ses démangeaisons et son vide. Mes lieux réels avaient volé en éclats, il restait leur vide et leur illusion. » En esquivant la politisation facile de son sujet, Akram Musallam élabore une forme de politisation esthétique et personnelle autour de cette question : peut-on écrire de la fiction en Palestine ? Lui cherche : la fiction dans le réel, le roman dans l’écriture, ce scorpion dans les méandres de son esprit hanté par des fictions de lieux. Une quête complexe mais rendue perméable par une syntaxe sobre et accueillante, qui emprunte au reportage fluidité, observation et suite dans les idées. Où écrire consiste à déloger le scorpion, gratter des souvenirs et héberger les pensées dans un pays désormais symbole d’explosions à répétition et de frontières douloureuses.

Culture
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