L’ambivalence du souvenir

Olivier Wieviorka analyse les politiques mémorielles publiques mises en œuvre par les gouvernements depuis la Libération.

Olivier Doubre  • 18 mars 2010 abonné·es
L’ambivalence du souvenir
© PHOTO: AFP/GUEZ

L’historien Henry Rousso n’avait pas hésité à parler de « syndrome de Vichy » pour désigner, dans un passionnant livre (éponyme), les difficultés des Français à regarder en face le passé extrêmement douloureux de l’Occupation [^2]. Dans cet ouvrage qui fit date, il étudiait surtout l’évolution de la mémoire de ces « années sombres » au sein de la société française, rappelant année après année les nombreuses polémiques qui enflammèrent l’opinion publique. On le sait, la question de la Shoah notamment fut longtemps oubliée des débats, les rescapés eux-mêmes s’étant d’abord tu pendant de longues années. D’autres historiens, au premier rang desquels Annette Wieviorka, ont depuis travaillé sur cette parole des survivants de la déportation et sur l’évolution du regard de la société à leur encontre [^3]. Tous ces travaux ont surtout pointé combien la mémoire de cette période a progressivement acquis « un droit de cité » et occupé elle-même de plus en plus les historiens. C’est ce que note aujourd’hui Olivier Wieviorka, spécialiste de la période, qui, rappelant que « l’histoire de la mémoire constitue désormais un champ particulièrement dynamique de la recherche » , s’est intéressé aux « politiques mémorielles publiques » mises en œuvre par les gouvernements successifs dès la Libération.

Signe des temps, l’ouvrage qu’il vient de publier est issu au départ d’une commande de la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives du ministère de la Défense, qui souhaitait retracer l’histoire de ces politiques mémorielles et la comparer avec celles d’autres pays européens. Olivier Wieviorka s’est naturellement chargé du travail qui concerne sa période habituelle de recherche, la Seconde Guerre mondiale en France, particulièrement délicate dès qu’il s’agit d’examiner la mémoire de ce passé « qui ne passe pas ».

À la lecture de cet ouvrage, le lecteur apprend avec surprise que les pouvoirs publics ont finalement assez peu « célébré » ou « commémoré » , plus la Libération s’éloignait dans le temps, la mémoire des combattants français proprement dits, c’est-à-dire des militaires ayant servi entre 1939 et 1945, « le pouvoir [ayant] préféré, sous la IVe comme sous la Ve République, s’avancer sur le terrain plus sûr de la Résistance et des Forces françaises libres ». La véritable déroute subie par l’armée française en 1940, la collaboration avec l’occupant ou la soumission aux ordres de Vichy, enfin la part assez faible, par rapport aux alliés, de soldats français ayant pris part aux combats en Europe depuis les différents débarquements jusqu’à Berlin expliquent sans doute ce « relatif désintérêt » de la part des gouvernements. Non qu’on ne leur ait, durant les premières années après la Libération, rendu hommage, accordé des réparations, et qu’on n’ait veillé à ce qu’ils aient des sépultures décentes. Mais passé ce premier élan, note l’historien, le souvenir des batailles menées par les soldats français durant la Seconde Guerre mondiale a occupé une place bien moindre que la mémoire des sacrifices des résistants, le martyr des déportés ou l’héroïsme des « Français libres ».

Ainsi, à la différence notamment des cimetières militaires étrangers généralement impeccables, certains des « anciens de 40 » sont mal entretenus ou nécessiteraient d’importantes restaurations. De même, « les pouvoirs publics n’ont que modestement rappelé les combats menés sur le front italien entre 1943 et 1944, les combats de Norvège de 1940, la bataille des Vosges de 1944-1945, la campagne d’Allemagne… » .
Ce sont donc les « héros » de la Résistance qui seront d’abord et principalement célébrés par la République, à partir d’une « politique mémorielle » décidée très vite par le général de Gaulle, qui imposa sa « lecture » des années sombres dès son arrivée au pouvoir fin 1944. Au préalable, Oliver Wieviorka rappelle que toute commémoration « se situe sur un double registre » : si elle rend évidemment hommage aux victimes, « elle vise à imposer un sens à l’expérience vécue, quitte à en travestir la réalité, voire l’essence ». Ainsi, tous deux en concurrence au départ, De Gaulle
– qui sut si « brillamment scénographier son retour » – et le PCF – se nommant alors, non sans exagérer le chiffre, le « parti des 75 000 fusillés » – organisèrent une sorte d’ « ordonnancement mémoriel » qui minimisait le rôle des Alliés, niait le rôle du gouvernement de Vichy, passait quasiment sous silence la persécution des Juifs et forgeait surtout le « mythe d’une communauté héroïque », celle d’une France majoritairement résistante qui se dressa contre l’occupant et quelques collaborateurs… S’il s’agissait aussi à l’époque d’éloigner le risque d’une guerre civile, cet accord tacite, consistant à refouler les « événements dissensuels », allait constituer le socle de la « politique mémorielle » des décennies successives. Or, celle-ci, apaisant les tensions après-guerre et présentant « à l’adulation des masses des modèles positifs plutôt que de se confire dans une logique morose de repentance » , allait très vite s’avérer la source « d’épineux problèmes » pour les gouvernements successifs, et ce dès le début de la IVe République.

Durant les décennies qui suivirent, ce tableau trop idyllique va se lézarder petit à petit pour laisser entrevoir une réalité non seulement plus complexe mais aussi beaucoup plus douloureuse. Durant la guerre d’Algérie, notamment avec la découverte par l’opinion publique de l’usage de la torture par l’armée française, la génération de la Résistance se trouva face à un événement qui faisait évidemment écho aux méthodes de la Gestapo. Cette génération ne montra pas alors un visage unitaire, certains anciens résistants se rangeant parmi les partisans de l’Algérie française, d’autres contre la guerre et la torture. Et la mémoire de la Seconde Guerre mondiale « pesa ici lourdement » , et « les forces en présence usèrent largement de la comparaison » pour se justifier ou pour discréditer leurs adversaires : Georges Bidault, successeur de Jean Moulin à la tête de la Résistance, alla même jusqu’à recréer en 1962 un éphémère « Conseil national de la résistance » (sic) pour le maintien des trois départements d’Algérie à la France ; d’autres – comme Germaine Tillion ou Anise Postel-Vinay – s’engagèrent avec force contre la torture et pour la paix en Algérie. Cet exemple confirme bien « la polysémie d’un souvenir que des forces adverses pouvaient également mobiliser et illustre sa profonde ambivalence »…

On sait le temps qu’il fallut aux rescapés des camps pour pouvoir parler et surtout être écoutés, et la République mit elle-même beaucoup de temps à les entendre, tout comme à aborder le rôle des responsables de Vichy qui participèrent à la mise en œuvre de la Solution finale, et même l’anticipèrent. La polémique à propos du refus de diffuser l e Chagrin et la Pitié d’Ophuls à la télévision, alors entièrement publique et très contrôlée par le pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing, ou celle lors de la publication de l a France de Vichy de Robert Paxton contribuèrent à réveiller des pans de mémoire oubliée ou refoulée qui, traversant la société, amèneront les pouvoirs publics à faire évoluer leur politique mémorielle. Le regard sur la déportation s’en trouva notamment profondément modifié : alors que le « déporté résistant » bénéficia, à la Libération, des principaux honneurs, suivi du « déporté politique » , persécuté en raison de ses opinions politiques ou de sa religion (catégorie qui comprenait donc implicitement les Juifs), la politique mémorielle accorda, à partir des années 1980, une place prépondérante à la Shoah. Les programmes scolaires furent alors profondément remaniés, incluant une étude sérieuse du régime de Vichy (à partir de 1983) et de l’histoire de la Shoah (à partir de 1985). Nombre de plaques et de lieux commémoratifs également firent l’objet d’ajouts ou de rectifications, à l’instar du monument dédié aux victimes d’Auschwitz inauguré au cimetière du Père-Lachaise en 1949, qui « omettait de mentionner que les morts, dans leur ensemble, étaient juifs » et sur lequel on apposa – en 1995 – une nouvelle plaque rappelant que « 76 000 Juifs de France, hommes, femmes et enfants, furent déportés à Auschwitz ».

1995 représente évidemment la date du dernier grand tournant dans la politique mémorielle publique, avec la déclaration de Jacques Chirac, fraîchement élu à la présidence de la République, reconnaissant enfin la « responsabilité de l’État français » dans la déportation et le génocide des Juifs. Toutefois, si cette reconnaissance (tardive) – et la disparition progressive des survivants – a entraîné à la fois une certaine « pacification mémorielle » et l’entrée « dans un nouveau régime mémoriel », le travail d’Olivier Wieviorka montre avec brio combien la Seconde Guerre mondiale demeure un événement complexe dont le souvenir, « à la différence de la Première Guerre mondiale, risque de diviser plus que d’unir, tant furent violents les déchirements fratricides des années sombres ». Et de mettre en garde : pour longtemps encore, sa mémoire peut donc « à tout moment ressurgir, sous de probables mais imprévisibles avatars »…

[^2]: Le Syndrome de Vichy, Seuil, 1990.

[^3]: Par exemple, Univers concentrationnaire et génocide. Voir, savoir, comprendre, Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka, Mille et Une Nuits, 2008. Voir Politis n° 1006.

Idées
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