» Les nations obscures, une histoire populaire du tiers monde « 

Le tiers monde fut un véritable projet politique planétaire, qui avait l’ambition de briser le carcan des deux blocs pour construire un monde plus juste, avant d’être démantelé par la mondialisation, démontre Vijay Prashad dans un ouvrage magistral.

Patrick Piro  • 11 mars 2010 abonné·es
 » Les nations obscures, une histoire populaire du tiers monde « 
© AFP/GUILLOT Les Nations obscures, une histoire populaire du tiers monde, Vijay Prashad, Écosociété, 2009, 357 p., 18 euros.

Que reste-t-il du tiers monde ? Expression aujourd’hui un peu ringarde, compassionnelle. On lui substitue souvent « pays défavorisés » ou « pauvres ». Ou « le Sud ».
Pour Vijay Prashad, le tiers monde n’était pas un lieu, c’était un projet. Jamais, semble-t-il, cette histoire n’avait été contée avec un tel souci d’analyse politique, et avec la volonté de cerner ce que Prashad, enseignant et éditorialiste états-unien d’origine indienne, décrit comme un concept dans les Nations obscures .
Érudite, captivante, rigoureuse, sa construction ne cède à aucun moment au dogmatisme ni au parti pris romantique qui accompagne souvent les analyses sur le tiers monde. Certes, rien n’est omis de l’instrumentalisation du projet par les blocs de l’Ouest et de l’Est, puis de son laminage final par le néolibéralisme. Mais les erreurs du tiers monde sont tout aussi clairement désignées – condensées dans cette quasi-absence de « lutte contre nos propres faiblesses » décrite par Amílcar Cabral, héros de l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert.

La cristallisation des consciences date de 1927, avec la fondation de la Ligue contre l’impérialisme à Bruxelles. Mais c’est à Bandung (Indonésie), en 1955, qu’émerge la première plateforme politique du « tiers monde ». Le terme a été forgé trois ans plus tôt par le sociologue français Alfred Sauvy, pour désigner ces pays en quête d’une existence politique face au premier monde (l’Ouest) et au deuxième (l’Est).
Bandung, auréolée d’un grand prestige historique, est la réunion de l’espoir et du grand élan : 29 nations d’Afrique et d’Asie fraîchement libérées du colonialisme s’opposent à sa réincarnation impérialiste, capitaliste ou communiste, « qui porte les habits du contrôle économique, intellectuel » . Cette communauté de destin, on l’oublie parfois, est peut-être le seul point commun entre des pays dont les convictions politiques vont de gauche (Chine) à droite (Philippines, Turquie) en passant par les modérés (Inde, Birmanie).

À Bandung, le rêve d’autarcie est principalement porté par quatre figures : l’Indien Nehru, le Birman U Nu, l’Égyptien Nasser et l’Indonésien Sukarno, qui voit ce tiers monde comme « une force spirituelle, morale et politique en faveur de la paix ». On est en pleine guerre froide, et la menace nucléaire plane. La non-violence trouve même un certain écho à Bandung.

Les aspirations de 1955 mettent en gestation plusieurs institutions : le Mouvement des non-alignés, constitué à Belgrade en 1961 à l’invitation de Tito ; la Conférence des Nations unies sur le commerce et de développement (Cnuced, 1964), creuset (à son début) d’une nouvelle coopération économique où se coaliseront 77 pays – le G77, premier groupe de pression du tiers monde au sein des Nations unies [^2].. L’ONU et son utopie d’égalitarisme politique restera d’ailleurs pendant longtemps le lieu privilégié des revendications post-Bandung pour desserrer la tenaille bipolaire Est-Ouest et inventer un monde nouveau.
Autour des quatre pays leaders de Bandung, de Nkrumah (Ghana), de Castro (Cuba), d’Hô Chi Minh (Vietnam) et de Mandela (Afrique du Sud), ce tiers monde entend mener un combat pour la dignité, la liberté, la paix, pour la maîtrise de l’économie, pour des sociétés plus égalitaires, pour la reconnaissance de son héritage culturel et de ses savoir-faire. Tant bien que mal, on redistribue des terres, on valorise la multiplicité culturelle, on combat le racisme, l’obscurantisme religieux, l’inégalité des sexes, on rêve de démocraties laïques. Cette élaboration idéologique culminera en 1966 avec la « Tricontinentale », conférence hébergée à La Havane, où l’Amérique latine rejoint l’Afrique, l’Asie et le Moyen-Orient.
L’essentiel de l’épopée du tiers monde reste une croisade morale et politique, accomplie avant les années 1970 et l’accumulation d’échecs, juge Vijay Prashad – « Le projet était vicié au départ. » L’auteur, qui ne s’attarde pas aux circonstances atténuantes, ne néglige aucune critique envers l’idéalisme du projet.

Faiblesse génétique : il s’est construit en creux, contre le colonialisme et l’impérialisme, au prix de coalitions sociales et politiques souvent hétéroclites. Une fois le pouvoir pris, la survie des alliances victorieuses est partout devenue épineuse. Et les luttes de libération menées au nom du peuple se sont rapidement retournées contre lui. À quelques exceptions près, les paysans et les ouvriers en font les frais : le vrai programme socialiste attendu n’est qu’ébauché ou converti en mesures d’assistance, parce que les nouvelles élites ont fini par transiger et privilégier le compromis avec les anciennes classes dominantes, qui tiennent l’économie. Cette démobilisation des populations fait le lit de plusieurs putschs militaires, l’armée s’érigeant opportunément (souvent avec l’aide des puissances impérialistes) en recours face aux faiblesses et dérives des nouveaux pouvoirs.

Qu’il s’agisse de protéger des places chèrement acquises ou d’agir par conviction idéologique, des États autoritaires et bureaucratiques émergent. Le recours au parti unique, fréquent en Afrique, est justifié par la défense de « l’unité fondamentale de la nation ». Même en Tanzanie, c’est de manière très directive que Nyerere tente d’imposer son socialisme rural.
Les mouvements communistes, qui revendiquent la justice sociale, en font souvent les frais. Ils sont réprimés, avec violence et au prix de milliers de morts en Indonésie, en Égypte, en Irak, au Soudan, au Pakistan. Bien vite, les jeunes nations verseront dans la culture de l’armement qu’elles dénonçaient. Dès 1955, la Chine décide de rejoindre le club des pays possédant la bombe atomique.

Sur le front de l’économie, le tiers monde s’engage dans des bras de fer pour reprendre le contrôle de ses matières premières, bradées à vil prix aux conditions des marchés capitalistes, et même des trocs pratiqués avec les « pays frères » du bloc soviétique. La création de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) en 1960 semble une réponse encourageante, mais l’illusion est de courte durée : la solidarité attendue par le tiers monde de la part ce club de nantis est chiche, et les pays pauvres dépourvus d’or noir sont même nettement plus pénalisés que l’Occident par la hausse des prix imposée par l’Opep. Les tentatives pour constituer des cartels régulateurs pour d’autres matières premières feront long feu, faute d’entente politique suffisante. Le projet économique des nations obscures stagne. Il faut payer les emprunts du développement, mais les rentrées sont trop faibles.

À ce point de l’histoire, Vijay Prashad fait encore crédit au tiers monde d’un capital politique qui aurait pu lui permettre de surmonter tous ces écueils. Mais son assassinat se prépare dans les années 1970, « ave c la crise de la dette et la réorganisation planétaire fomentée par le premier monde ». En 1960, la dette cumulée de 133 pays « en développement » s’élevait à 18 milliards de dollars. Vingt ans plus tard, ils devaient plus de 600 milliards de dollars ! Le FMI et la Banque mondiale imposent leur diktat : « plans d’ajustement structurel » contre perfusions financières. Une mise sous tutelle extrêmement intrusive qui enterre les quelques politiques sociales qui avaient tenu le coup, ainsi que les déjà vieux espoirs de souveraineté nés à Bandung.

C’est en 1983, lors de la conférence des non-alignés de New Dehli, que Vijay Prashad date la notice nécrologique du tiers monde. La plupart des revendications politique originelles sont sous le boisseau : c’est un débat de technique économique qui domine, soumis à l’influence grandissante de la logique néolibérale, alors que l’affaiblissement du grand contradicteur communiste est patent.
Le patriotisme laïc et socialiste des débuts glisse vers sa version délétère : chauvinisme étroit, culte du profit. Les élites dominantes abandonnent le projet initial pour se rallier à une jet-set internationale qui laisse des milliards de citoyens livrer des batailles redevenues inaudibles, orphelines de colonne vertébrale. « Aujourd’hui, plus aucune structure ne relaie les rêves qui naissent dans les villages, conclut l’auteur. Le projet du tiers monde en construction rendait le monde meilleur. Désormais remisé, il laisse le monde appauvri. »

[^2]: Dont le nom a perduré, bien qu’il regroupe aujourd’hui 131 pays

Idées
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