« Nous allons vers un social business »

L’importante action associative dans la politique régionale est menacée par les réformes engagées par le gouvernement. L’économiste Jean-Louis Laville* analyse la logique de ces changements.

Thierry Brun  • 11 mars 2010 abonné·es
« Nous allons vers un social business »
© AFP/MERLE * Auteur de Politique de l’association, éditions du Seuil, 2010.

Politis : On parle peu du rôle des associations dans la campagne pour les élections régionales. Comment l’expliquer ?

Jean-Louis Laville : Le sujet est en effet peu abordé, il n’en est pas moins crucial pour demain. Les associations sont à la croisée des chemins parce qu’elles sont prises entre deux types de régulation. À la régulation typique de la période 1945-1975, dans laquelle l’État exerce une certaine tutelle sur les associations, s’est ajoutée une autre forme de régulation, introduite à partir des années 1980 dans différents pays, que l’on peut qualifier de concurrentielle.
Dans ce dernier cas, on a une systématisation des procédures par appel d’offres. On a aussi une approche des personnes comme des consommateurs, avec des systèmes d’exonération qui sont censés diminuer le coût individuel de chacun des services proposés. Cela se couple avec le principe – mis en avant au niveau européen – de concurrence libre et non faussée, dans lequel le commanditaire assimile différentes structures, qu’elles soient privées à but lucratif ou associatives. La nature de ces structures importe peu, seule compte la proposition au moindre prix.

Deux autres évolutions vont dans le même sens. D’une part, l’affaiblissement de la capacité d’intervention et du niveau de ressources dont peuvent bénéficier les collectivités territoriales ; celles-ci sont amenées à faire de plus en plus appel au privé pour compléter des politiques face à des besoins sociaux en augmentation et à des situations de « goulet d’étranglement ». D’autre part, la diffusion du « new public management » est une façon d’assimiler toutes les organisations, quelles que soient leurs formes juridiques, en considérant que ce sont les grandes organisations privées qui détiennent les clés de la performance. En conséquence, toutes les formes de gestion publique ou associative ­doivent être alignées sur ce qui a été mis en œuvre dans le privé.

N’y a-t-il pas un changement d’échelle radical ? Car le statut de la loi de 1901 est sans but lucratif…

Cet ensemble d’évolutions fait système et est aujourd’hui théorisé à travers les approches du « social business » et de la « venture philanthropy » . Selon celles-ci, il n’y aurait qu’une bonne manière de gérer : celle mise en œuvre dans le capitalisme. Et il faudrait que les associations puissent améliorer leur fonctionnement en ayant recours à cette façon de faire. Il y a là un paradoxe : au moment où les méthodes de management posent problème dans les entreprises privées, elles sont importées de manière massive dans le secteur associatif ! Plusieurs confusions se manifestent ainsi : une confusion entre la défense du droit à l’initiative économique dans la diversité de ses formes et une dépendance à l’égard des firmes internationales en quête de moralisation ; une confusion entre l’indispensable évaluation des associations et une perspective instrumentale les réduisant à de simples opérateurs de service.

Cela touche-t-il l’ensemble des secteurs d’activité ?

La tendance est lourde, mais, heureusement, elle n’est pas unique. Une nouvelle articulation se cherche entre associations et pouvoirs publics ; elle s’appuie sur la pluralité de l’économie et la force de la solidarité démocratique. On la voit poindre en France à travers des politiques régionales et locales qui construisent progressivement des réseaux territorialisés d’économie sociale et solidaire. Alors que certaines associations se banalisent, d’autres essaient de retrouver leur originalité à travers un fonctionnement reposant sur deux piliers : une dimension économique, puisqu’il y a des activités de services qui sont délivrées, et une dimension politique, au sens d’intervention dans la vie de la cité.
Si les associations ne veulent pas être ramenées à un modèle très réducteur par rapport à leur rôle historique, il est nécessaire qu’elles se réapproprient leur dimension d’expression citoyenne. Aujourd’hui, des associations se sont organisées sur le mode du lobbying au niveau national et européen. Mais cela ne suffit pas. Pour contrecarrer la tendance lourde que l’on mentionnait précédemment, il faut une nouvelle capacité d’interpellation, de prise de parole dans l’espace public. Si les associations arrivent à montrer que les évolutions en cours ne sont pas techniques mais porteuses d’un vrai choix de société, d’un vrai modèle de civilisation, il peut y avoir une réaction suffisamment forte pour remettre en cause le projet d’alignement progressif des associations sur le fonctionnement du « business ».

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