Pourquoi l’industrie fout le camp

Alors que Nicolas Sarkozy doit présenter des mesures de sauvetage des entreprises frappées
par les restructurations et les délocalisations, trois économistes analysent la désindustrialisation de la France.

Thierry Brun  • 4 mars 2010 abonné·es
Pourquoi l’industrie fout le camp
© AFP/ZOCCOLAN

Les entreprises Total, Renault, Trèves, Siemens, Continental, etc. sont aujourd’hui touchées par une vague de restructurations. Hier, c’étaient Michelin, Renault-Vilvorde, Philips et bien d’autres… Pendant que les politiques se renvoient la patate chaude de la politique industrielle depuis des décennies, la désindustrialisation continue et même s’accélère. La crise a entraîné la destruction de près de 200 000 emplois en 2009. Et, selon un document de travail de la direction générale du Trésor, dévoilé récemment, la France a perdu 1,9 million d’emplois industriels entre 1980 et 2007, soit 71 000 par an.
C’est donc sur fond de désastre que Nicolas Sarkozy a prévu de tirer les conclusions des états généraux de l’industrie et de présenter une série de propositions pour une nouvelle politique industrielle. Quelles sont les raisons de cette situation ? Est-elle inévitable ? Trois économistes répondent et formulent des propositions pour sortir de cette spirale infernale.

« L’industrie a été oubliée des politiques publiques »

Jean-Louis Levet, directeur général
de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires).

Comment éviter la désindustrialisation du pays ? Telle est la question qui anime le débat public depuis l’élargissement de la crise financière américaine puis mondiale à l’ensemble de l’économie. Pourtant, ce processus est en marche depuis le milieu des années 1990. La crise ne fait qu’en souligner l’importance. Elle accentue aussi les différences de situation entre les grands groupes, qui, profitant de leur présence mondiale et de la compression des coûts salariaux, sont en train de restaurer leur profitabilité, et les PME, restreintes au marché national, voire européen, qui seront durablement en croissance ­faible. Or, dans la durée, ce sont les PME qui créent de l’emploi sur le territoire national, quand les groupes, globalement, en détruisent.
Ce phénomène n’a rien de naturel. Des grands groupes qui désinvestissent sur le territoire national au profit des marchés extérieurs ; des nouvelles activités insuffisantes ; une moindre maîtrise des centres de décision économique par rapport à la plupart des autres pays développés : le cœur innovant d’une économie productive moderne est contrôlé par des capitaux étrangers. Résultats : plus d’emplois moins qualifiés et plus de précarité.

Les raisons sont profondes et viennent de loin. Depuis près de trois décennies, nos dirigeants, très influencés par le retour de l’idéologie néolibérale, ont proclamé successivement leur foi dans la « société post­industrielle » (décennie 1980), affirmant que l’avenir réside dans les seuls services, puis leur foi dans la « nouvelle économie », fondée sur le duo magique Internet plus la finance (décennie 1990), et, enfin, leur foi dans « l’entreprise sans usine » (depuis le début des années 2000), justifiant la délocalisation de toute production vers des pays à bas coût de salaires. Il ne faut donc guère s’étonner qu’avec un tel traitement, l’industrie en général ait été exclue du champ des politiques publiques et des priorités des politiques. Or, cette situation est spécifique à la France : elle est le seul pays développé qui proclame depuis quelques années qu’elle a une politique industrielle alors qu’en pratique elle n’en a pas ! Aucun autre pays développé, à l’exception de la Grande-Bretagne, qui s’est centrée sur la City (avec les effets que l’on sait sur son économie, depuis la crise), n’a fait l’économie d’une politique technologique et industrielle ambitieuse (Allemagne, Japon, États-Unis, Corée, Finlande, etc.), tout comme les nouveaux pays-continents à forte croissance (Chine, Inde, Brésil).
Il est temps de mettre à profit la crise pour substituer à la politique actuelle du « coup par coup » une vision industrielle et un projet de développement, y compris à l’échelle européenne, qui fassent des activités de production l’épine dorsale d’une ambition collective.

« Les politiques interviennent une fois la délocalisation décidée »

El Mouhoub Mouhoud,
auteur de Mondialisation et délocalisation des entreprises,
La Découverte, 2008.

Le gouvernement s’apprête à annoncer une série de mesures d’aides aux entreprises sous la forme d’une prime à la relocalisation de 10 000 à 15 000 euros par emploi. Cette mesure est-elle susceptible de faire revenir les entreprises qui ont délocalisé pour minimiser leurs coûts salariaux ? On peut d’abord se demander pourquoi les dispositifs précédents (le crédit d’impôt « Breton » en 2005) n’ont pas été évalués. À notre connaissance, aucune entreprise n’a utilisé cette mesure pour revenir en France. La plupart de celles qui ont décidé de relocaliser dans leur pays d’origine l’ont fait indépendamment des aides publiques, tout simplement parce que leurs opérations de délocalisation étaient un échec.

Les mesures incitatives en France pourraient avoir un impact sur les entreprises qui délocalisent pour de vraies raisons de compétitivité. Celles qui sous-traitent une partie de leurs activités d’assemblage et utilisent beaucoup de travail dans les pays à bas salaires. Elles diminuent leur prix de vente en l’alignant sur le coût de production du pays en question. Mais l’effet sera nul sur les firmes, nombreuses, qui adoptent des comportements de marge en maintenant un prix de vente aligné sur les coûts de production français ou américains.

Il est possible (cela s’est déjà vu) que les aides ne servent qu’à attirer des chasseurs de primes. De nombreuses entreprises empochent les aides et quittent le territoire à l’approche de la fin de la période d’exonération des charges sociales ou fiscales. En outre, même si cette prime pouvait faire revenir des entreprises en France, cela se ferait au détriment de celles qui continuent à produire en France.
Enfin, les opérations de publicité autour de certaines relocalisations (les lunettes dans le Jura, par exemple) cachent une réalité moins joyeuse : la relocalisation ne concerne qu’une partie marginale de la production sous-traitée à l’étranger. La hausse des prix qui s’ensuit se répercute sur toute la gamme des produits, y compris ceux qui continuent à venir des pays à bas salaires !

Depuis trente ans, les politiques publiques interviennent pour sauver les territoires une fois la délocalisation décidée. Une intervention après coup en aidant les entreprises (exonérations de taxes, par exemple) risque de verrouiller le territoire dans ses difficultés au lieu de l’aider à se diversifier. Le paradoxe est que les aides se concentrent sur les entreprises mobiles et laissent de côté les personnes qui vivent sur les territoires vulnérables à la mondialisation et à la délocalisation. Une politique plus offensive consisterait à anticiper les chocs de la délocalisation en concentrant les aides sur les personnes pour favoriser leur mobilité et en s’appuyant sur les infrastructures du territoire. Ce type d’avantage compétitif est susceptible d’attirer les entreprises qui tirent leurs avantages de la qualité du territoire et des êtres qui y vivent et y travaillent.

« Conjuguer savoirs et aménagement du territoire »

Jérôme Gleizes, directeur
de publication de la revue Écorev’.

La crise économique est avant tout industrielle en France. Pourtant, l’Allemagne, sur la même période, malgré une récession plus forte, a réussi à maintenir son taux de chômage et à redevenir le premier exportateur mondial. La France, à l’inverse, voit son déficit commercial s’aggraver.

Cette situation vient de la stratégie industrielle libérale française, qui a poussé à la désindustrialisation. Au lieu de se spécialiser dans des secteurs à contenu élevé en savoirs (et donc peu sensibles aux effets « prix » et « variation de l’euro »), la France a favorisé la compétitivité « prix » en exacerbant les aspects négatifs de la révolution industrielle. N’oublions pas que le passage à la grande manufacture n’est pas uniquement une rationalisation des processus de production mais aussi une dépossession du produit du travail, incorporé dans des objets homogènes, et une expropriation des savoirs ouvriers, incorporés dans la machine, un démantèlement des corporations de métiers. Ces tendances ont été amplifiées par les délocalisations.

À l’opposé de cela, une vision écologiste de la politique industrielle préconise une relocalisation et une décentralisation de la production, c’est-à-dire une singularisation des produits, un rapprochement des consommateurs et des producteurs. C’est aussi une économie de la fonctionnalité : l’usage d’un objet est plus important que la possession de celui-ci. Il faut revenir à un économiste britannique oublié, Fritz Schumacher, auteur en 1973 de Small is beautiful , dans lequel il développe l’importance de l’échelle humaine dans la production, l’importance de traiter la nature comme un capital et non comme un revenu, et de lier sort des travailleurs et intégrité environnementale. Il invente une économie de la permanence, fondée sur l’utilisation soutenable des ressources et la décentralisation de la production. Il est temps de préserver les savoirs professionnels en train de disparaître avec les emplois industriels. Pour cela, il faut une politique industrielle, des savoirs et une autre vision de l’aménagement du territoire.

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