Beautés brutes du Japon

La Halle Saint-Pierre accueille la plus grande exposition jamais consacrée à l’art brut japonais.

Marion Dumand  • 8 avril 2010 abonné·es

«Marker indélébile, peinture acrylique sur slip, sur pyjama »  : tels sont la technique et les supports de Takahiro Shimoda. Envie de provocation, goût pour l’absurde ? Ni l’un ni l’autre. Ce pensionnaire d’un centre spécialisé nippon a simplement l’esprit pratique et inventif : en dessinant, il parvient à vivre – et à dormir – avec ce qu’il aime le plus, œufs de saumon, avion ou pénis. Fou peut-être, hors normes certainement, Shimoda est l’un des soixante-trois artistes qu’accueille la Halle Saint-Pierre pour Art brut japonais, la nouvelle vague japonaise. Par son ampleur, cette exposition est « une première tant au Japon qu’à l’étranger » , rappelle Kengo Kitaoka, à l’origine de l’événement.

Noirs et minuscules, des idéogrammes s’alignent, se resserrent, finissent en vide abrupt. Le langage apparaît comme une nasse ou un précipice. Moriya Kishaba travaille sur des feuilles de registre que son père lui rapporte de l’aéroport voisin. Il n’est pas le seul à faire flèche de tout bois. De son lit d’hôpital, Tsukasa Iwasaki roule les papiers trop fins, les assemble pour en faire des cadres baroques, tout autant œuvres que ses images au feutre, à l’acrylique. Seizo Tashima utilise, lui, des graines de magnolia pour son Homme se ­faisant exploser, tandis que Seiei Shiroma a recouvert sa maison de canettes : une chaque nuit et en famille, pendant quinze ans.

Œuvre d’une vie s’il en est, œuvres de vie, elles ne répondent qu’à l’urgence, sans souci du marché, des regards. Feuille après feuille, Takanori Herai compose son journal, relié grossièrement, de formes géométriques, pendant une décennie entière avant qu’il ne soit découvert, admiré. Et c’est parce que ses dessins, multitudes d’ellipses, mondes observés au microscope, ont suscité de l’intérêt que Kimiko Okaji n’en a plus réalisé. L’exposition nous montre ces travaux ; le très beau catalogue nous les conte. Chaque artiste y a sa biographie. Elle indique lieux de résidence, cadre familial, mais aussi évolution, rites d’exécution. Ceux-ci ont parfois leur traduction graphique : les cercles colorés de Koji Kon sont-ils placés au centre, c’est qu’il est debout ; à la périphérie de la feuille, c’est qu’il est assis.

Ces alentours de la création éclairent aussi ce que ne saurait distinguer l’œil occidental. Que les lignes perpendiculaires de Ryoma Matsuda s’emplissent de récits héroïques et d’actualités guerrières. Que les cohortes de Mineo Ito se composent de son propre nom, écrit avec deux types de caractères. Mais ces alentours ne sont que ça, alentours : ils ne sauraient remplacer la ­rencontre première, éblouissante, avec des œuvres fortes. Troublantes. Le pointillisme cannibale de Marie Suzuki, les nuées d’encre d’Hiroe Kittaka côtoient les villes imaginaires, Ma ville vue de mon cœur, que survole Yuji Tsuji. Takashi Shuji fixe en des pastels tricolores (noir, bleu, blanc) des objets quotidiens, simplifiés et amputés, alors que Takuya Gamo emplit de ses lignes complexes, courbes de niveau entrelacées, de bêtes portraits animaliers. Brute et belle, la « nouvelle vague japonaise » est un tsunami.

Culture
Temps de lecture : 3 minutes