De la dette publique au bien-être public

Christophe Ramaux  • 1 avril 2010 abonné·es

La dette publique est devenue l’un des thèmes majeurs du débat économique. Cela va durer. L’antienne libérale des prochaines années est connue : « La dette impose de réduire l’intervention publique. » Étrange paradoxe, donc : alors que les libéraux ont conduit le monde au bord du précipice, ce qui a provoqué l’explosion de la dette publique, c’est au nom de celle-ci qu’ils entendent mener une offensive sans précédent contre l’État social.
Il faut prendre garde de ne pas se laisser enfermer dans les thèmes imposés par ses adversaires. D’autres questions que la dette méritent de primer : le plein-emploi, l’urgence écologique, les solutions à avancer pour rompre de façon cohérente avec l’ordre néolibéral, etc. À bien y réfléchir, cependant, le thème de la dette peut lui-même être retourné contre les libéraux. On a déjà présenté ici des arguments en ce sens [^2] : la dette publique doit être relativisée (elle est souvent inférieure à la dette privée, dont elle a pris le relais), elle est le produit direct des politiques libérales et de leur logique récessive qui étouffe les recettes fiscales. L’exemple de la Grèce montre en outre qu’il importe de remettre en cause le refus de sa « monétisation » [^3].

Le public est précieux et utile. Plusieurs éléments le démontrent. À l’inverse de ce que sous-tend le langage sur les prélèvements obligatoires, il faut tout d’abord comprendre qu’une part non négligeable des dépenses publiques ne finance pas le secteur public, mais des prestations monétaires « en espèces » (retraite, allocation-chômage, etc.), et donc la consommation privée des ménages. L’autre part de la dépense publique représente la production des services publics non-marchands. Pour une part, cette production n’est pas individualisable (justice, police, etc.). Pour une autre, elle l’est (santé, éducation, logement social, etc.). C’est ce qu’on appelle les transferts en nature, qui représentent 22 % de la consommation finale effective des ménages. Bref, tout comme une part du PIB n’est ni capitaliste ni même marchande, une part de la consommation (avis aux anticonsuméristes, donc) est constituée de l’usage de services publics. Cette part est loin d’être négligeable et elle contribue fortement à réduire les inégalités.

Qu’on en juge : par unité de consommation (1 pour un adulte, 0,5 pour les autres personnes du ménage de 14 ans ou plus, 0,3 pour les moins de 14 ans), le revenu primaire (somme des salaires et cotisations sociales, des revenus du patrimoine, etc.) annuel est en moyenne de 28 590 euros [[Données sur l’année 2003, cf. « Les transferts en nature atténuent les inégalités de revenus »,
Sylvie Le Laidier, Insee Première, n° 1264, 2009.]]. Compte tenu des impôts directs et des cotisations sociales versés, et des prestations en espèces, ce revenu passe à 24 910 euros (c’est le revenu disponible brut). Avec les transferts en nature, soit 5 750 euros par unité de consommation, il s’établit à 30 660 euros (c’est le revenu disponible brut ajusté). Pour les 20 % les plus pauvres, ces transferts en nature représentent près de la moitié (43 %) de leur consommation finale effective, contre 13 % pour les 20 % les plus riches. D’un rapport de 8,1 entre le revenu primaire des 20 % les plus riches et celui des 20 % les plus pauvres, on passe à un rapport de 3,2, une fois pris en compte l’ensemble des transferts monétaires et en nature.
L’État social contribue donc à soutenir le niveau de vie des plus pauvres et à réduire les inégalités. Mais il y a de la marge pour la justice sociale : alors que les 20 % les plus riches s’accaparent 42 % des revenus primaires et les 20 % les plus pauvres seulement 5 %, avec la redistribution, les chiffres sont respectivement de 36 % et 11 %.

[^2]: « Dette publique : quelle réponse ? » (Politis n° 1074), version longue : http://ces.univ-paris1.fr/membre/ramaux/Pdf/09PolitisDettePubVLong.pdf.

[^3]: « Au-delà de la Grèce : déficits, dettes et monnaies », Frédéric Lordon, Les blogs du Diplo (2010), .

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