La colère des cache-misère

Le Samu social de Paris est en grève depuis trois semaines. Un mouvement inédit. Quatre salariés de cette structure, las de leurs conditions de travail et de leur impuissance face aux démunis, témoignent.

Linda Maziz  • 22 avril 2010 abonné·es
La colère des cache-misère
© PHOTO : HUGUEN/AFP * Les prénoms ont été changés.

Pour la première fois depuis sa création, en 1993 par Xavier Emmanuelli, le Samu social de Paris doit faire face à une crise interne. Parmi ses 600 salariés, une partie du personnel du 115 (le numéro des urgences sociales), des maraudes et des centres d’hébergement d’urgence s’est mise en grève le 31 mars, pour dénoncer les mauvaises conditions de travail et des salaires trop bas. Ces revendications révèlent un malaise profond chez ceux qui viennent en aide aux plus démunis et ne supportent plus de jouer les cache-misère. Sous couvert d’anonymat, quatre d’entre eux ont accepté de témoigner.

On ne travaille pas au Samu social par hasard. « On y vient parce qu’on a envie de donner un sens à sa vie professionnelle, et parce qu’on a le sens de la détresse », confie Julie*, 28 ans, étudiante en sociologie. Avant d’être embauchée au 115, elle a enchaîné les jobs étudiants pendant dix ans. « Ce n’est pas comme être pionne ou vendeuse, le Samu social, c’est différent. Ça fait rêver tout le monde. » Comme Mathilde*, qui, psychologue, a plaqué à presque 30 ans « un CDI à temps partiel payé 2 000 euros », pour une place de permanencière au 115 : « 1 100 euros pour décrocher le téléphone sept heures par jour. Et en CDD, bien sûr. » Elle ne s’en plaignait pas, c’était son choix. « Plus qu’un travail, un engagement qui allait dans le sens de mes convictions. J’en avais marre du privé, du lucratif. Là, c’était un peu comme faire de l’humanitaire de proximité. » Pour Emma*, également, le travail solidaire est une vocation qui l’a conduite à suivre une formation d’éducatrice spécialisée. Parce qu’elle voulait mettre son diplôme au service des plus précaires, elle a postulé au Samu social. Issu du monde associatif, Nicolas* a quant à lui été recruté pour conduire les camions des EMA, ces équipes mobiles d’aides qui sillonnent les rues de Paris à la rencontre des sans-abri. Il travaille quinze nuits et deux week-ends par mois et touche 1 260 euros. « Je voulais voir à quoi ressemblait l’action sociale quand elle était institutionnelle, avec tous les moyens que cela sous-entendait. »
Quand ils évoquent leur enthousiasme et leur énergie en entrant au Samu social de Paris, Mathilde, Julie, Emma et Nicolas sont amers. Après quelques mois de service, ils souffrent tous de la même désillusion. « On a l’impression de mettre un pansement sur une jambe de bois », résume l’un.

Aujourd’hui, ils ne remettent pas en cause l’existence de l’institution, mais son fonctionnement. « C’est devenu une belle vitrine qui donne bonne conscience à tout le monde. Mais il serait peut-être temps de s’intéresser à l’envers du décor. »
Mathilde et Julie ont passé plusieurs mois dans les box de la plateforme téléphonique du 115, où les permanenciers se relaient jour et nuit pour répondre aux urgences sociales. « Je pensais naïvement pouvoir apporter un soutien psychologique aux personnes en détresse, mais j’ai vite déchanté », indique Mathilde. Et pour cause. « Mettre la personne en confiance, écouter ses souffrances réclame du temps. » Or, l’activité est telle que les salariés ne peuvent pas s’attarder. « On me demande souvent d’abréger les conversations, alors que pour certains SDF, on est leur seul contact humain de la journée. » Les employés n’ont même pas besoin de leurs supérieurs pour se « mettre la pression ». « Au-dessus de nos têtes, un panneau lumineux affiche en temps réel le nombre d’appels en attente.
Quand il clignote, c’est que le réseau est saturé et qu’il faut encore accélérer. » Pour Mathilde, comme pour Julie, le travail au Samu social s’apparente davantage à celui d’un standardiste que d’un travailleur social.
La question la plus complexe, c’est la gestion des demandes d’hébergement. Le 115 n’a pas toujours de solutions adaptées. « Il faut arrêter de dire qu’il y a suffisamment de places, s’agace l’une. Il existe des centres où les sans-abri refusent légitimement d’aller. Pour ceux qui ont des chiens, pour les couples, on est très limités. Certaines places sont plus prisées que d’autres. » En outre, depuis le 1er avril, le Samu social a récupéré, sur décision du ministère de l’Immigration, la mission d’hébergement des familles demandeuses d’asile dont était chargée la Coordination de l’accueil des familles demandeuses d’asile (Cafda), créée en 2001, notamment pour désengorger ses services (voir Politis n° 1097). Ce qui réduit encore l’enveloppe à partager. Chaque permanencier dispose d’un volant de places. « On est obligé de les délivrer au compte-gouttes, sinon, on n’a vite plus rien. Souvent, pour ne pas dire oui trop vite ou non tout de suite, on demande aux personnes de rappeler dans l’après-midi ou dans la soirée, sans savoir s’il y aura quelque chose. » Une aberration pour Mathilde : « Comment leur demander de se projeter pour sortir de la galère alors que tous les jours, ils doivent se battre pour passer la nuit au chaud ? »

Pour attribuer une place, il leur faut parfois obtenir le consentement de la hiérarchie. « On doit alors se la jouer commerciale, choisir les bons arguments pour vendre notre dossier, explique Julie. Parfois, ça marche, parfois non. Mais après, c’est à nous d’annoncer aux gens qu’on les laisse dehors. » Une responsabilité non sans conséquences. « Un soir d’hiver, alors que je n’avais pas de solution pour un jeune homme, il m’a dit : “Ce soir, quand tu rentreras chez toi, que tu seras bien au chaud, tu penseras à moi, que tu laisses dormir dans le froid.” C’était il y a plusieurs mois, mais ça continue de me hanter. » Jour après jour, la frustration de ne pouvoir répondre à l’attente des sans-abri a fini par avoir raison de leur motivation. « Parfois, je me sens si inutile » , soupire Mathilde.
Ce sentiment d’impuissance, Emma le connaît bien. Après dix mois passés à faire les maraudes, elle n’hésite pas à parler « d’usure professionnelle ». « D’un côté, j’adore ce que je fais et je fais de mon mieux pour aider les gens que je rencontre. Mais, en même temps, j’ai l’impression de cautionner leur exclusion. » Dépitée, elle éclate : « En fait, notre rôle, c’est simplement de les maintenir en vie. Voilà, c’est ça : on est là pour assurer leur survie. On est juste les témoins privilégiés de leur inéluctable dégradation. On a quoi à leur proposer ? Une nuit dans un centre qu’on sait insalubre ? Où ils vont manger dans des assiettes jetables, dormir dans des draps jetables, dans des pyjamas jetables… Mais c’est toute leur vie qui est jetable ! Et nous, on les laisse mourir à petit feu. »

Les salariés le savent trop bien, pour certains sans-abri, ils sont la dernière chance. « Le Samu social, c’est l’ultime barreau sur l’échelle de l’assistance sociale. Après nous, il n’y a plus rien », rappelle Nicolas. Qui ajoute : « Aujourd’hui, on ne croise pas que le clochard type. On récupère aussi des jeunes, des vieux, des cas psy, des gens sortant de prison et puis des gens lambda qui, par accident, vont glisser à un moment dans la précarité. Tout ce petit monde se retrouve dans le pré carré du Samu social. Et nous, on n’a pas les moyens de gérer. » Il manque des maillons dans la chaîne qui va de l’exclusion à la réinsertion. « Et des moyens, martèle Emma. Il n’y a pas assez d’établissements ni de solutions d’hébergement. On ne peut même pas prendre en charge les SDF en fauteuil roulant ! Alors qu’on ne me parle pas de volonté politique ! Pourquoi les pouvoirs publics laissent-ils faire ? Au fond, les SDF, tout le monde s’en tape ! »

Mathilde a fini par quitter le 115. Elle est à la recherche d’un nouvel emploi. Julie termine son contrat à la fin du mois. Elle ne le renouvellera pas. Emma, qui pensait rester plus longtemps, hésite aussi à partir prématurément. « Ça fait dix mois que je suis là. Je suis déjà considérée comme une ancienne. Je forme même les nouvelles recrues. » Mais au Samu social de Paris, ça se passe souvent de cette manière. « Les gens ne restent pas. Le turn-over dans les équipes est très important, note Nicolas. Ce ne sont ni les horaires ni le salaire qui nous retiennent. Le jour où on en a marre d’être un bon petit soldat, on s’en va. » Avec la grève, la situation prend un tour un peu différent. L’abcès qui gangrenait le moral des salariés a été crevé. Le Samu social pourrait en tirer des perspectives d’évolution. Du moins, ils l’espèrent.

Société
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