Le premier choc avec la France

Patrice Chagnard et Claudine Bories expliquent les raisons qui les ont conduits à faire ce film et détaillent le « contrat moral » qui les liait aux arrivants comme aux accueillants.

Christophe Kantcheff  • 8 avril 2010 abonné·es

POLITIS : Quelle est l’origine du projet ?

Patrice Chagnard : L’idée que la question de l’étranger, de l’accueil de l’autre, d’un monde où la migration devient une réalité incontournable va se poser de plus en plus. Paris est en train de devenir un microcosme du monde entier, une sorte de ville-monde. Cela transforme notre rapport au monde, et c’est plutôt heureux.

Claudine Bories : On avait cette vision d’un Paris port de mer. Un peu ce qu’avait fait Johan van der Keuken dans son film Amsterdam Global Village. Puis quelqu’un nous a parlé d’un lieu où l’on accueille les familles, un lieu étonnant, la Cafda. La rencontre avec son directeur de l’époque, Éric Demanche, a été déterminante. Il a demandé à voir nos films précédents. Il voulait savoir quels loups il faisait entrer dans sa bergerie. Il a demandé aux salariés de les voir, eux aussi. Pour une institution, accueillir des gens qui viennent filmer sur la durée, sans aucun droit de regard, ce n’est pas rien.

Qu’est-ce qui a fait que vous vous êtes dit : c’est là ?

C. B.: Déjà, quand on arrive dans la salle du bas, il y a cette espèce de Babel incroyable, ce mélange des langues… C’est le débarcadère des arrivants. Les passeurs les ont lâchés dans la rue, devant la porte. Certains ne savent même pas dans quel pays ils sont. Nous nous sommes dit : c’est un formidable début de film. Ils vivent là leur premier choc avec la France. Le choc est partagé par ceux qui les accueillent. Nous avions l’impression que le monde entier était là, en concentré, avec son chaos, sa violence. Avec toutes ses guerres, ses souffrances.

Comment avez-vous choisi vos personnages, accueillants comme arrivants ?

P. C. : Avant le tournage, nous avions fait des choix parmi les accueillants, dont plusieurs d’ailleurs ne souhaitaient pas être filmés. Côté arrivants, cela ne pouvait se faire qu’au moment du tournage. Ce qui était un peu compliqué, c’est que des arrivants qui acceptaient d’être filmés se retrouvaient avec une assistante sociale qui ne le désirait pas. C’est ainsi que nous avons été amenés à forcer la main à Colette, qui, au début, ne voulait pas apparaître. Finalement, elle est devenue un personnage très important du film.

C. B. : Tous les accueillants, y compris ceux qui ne voulaient pas être filmés, nous ont très bien accueillis. Tous étaient d’accord pour que le film se fasse, car leur engagement professionnel est très fort. Ils étaient heureux que leur travail soit montré. Les travailleurs sociaux manquent de reconnaissance. C’est une des raisons pour lesquelles Caroline a voulu être dans le film. Elle disait : « Personne ne comprend mon métier. Mon copain dit que je raconte des histoires. Mes parents, qui sont des ouvriers, disent que leurs conditions de travail étaient bien plus dures… » Elle voulait absolument témoigner de la difficulté de son métier. Les accueillants ont pris ce risque de montrer quelque chose d’eux-mêmes.

Et avec les arrivants ?

C. B.: Pendant le premier mois de tournage, toutes les familles refusaient. Puis certaines ont accepté. Mais on s’est rendu compte après coup qu’ils ne savaient pas forcément à quoi ils s’engageaient en disant oui.

Votre responsabilité de cinéastes était donc très grande par rapport à eux…

P. C. : C’est le cas avec toute personne filmée. Il y a un contrat moral implicite entre le filmeur et celui qui est filmé, qui qualifie la mise en scène. Ce contrat moral, sans doute les arrivants ne l’ont pas ressenti le premier jour. Il s’est instauré au fur et à mesure que le tournage s’est construit avec eux. Par exemple, puisque nous ne faisions pas le portrait des familles, mais que nous filmions des deux côtés, l’assistante sociale et eux, cela engendrait une réserve de notre part. Une réserve dans laquelle il y avait du respect. De même, quand nous sentions que l’un d’eux était en difficulté, en particulier quand il racontait son histoire, nous proposions nous-mêmes d’arrêter de filmer. Puis, au montage, le film génère sa propre éthique, qui est dans la matière même de ce qui a été tourné.

C. B. : Cela tient à ce que nous cherchons. L’une de nos priorités, par exemple, c’était de faire un film sur un sujet aussi dur qui puisse parfois être drôle, qui ait une certaine forme de légèreté, à condition que cela ne soit pas aux dépens des personnages, bien sûr. Parce que dans la vie, dans chaque situation, il survient toujours du comique, de l’absurde. Au montage, nous sommes allés dans ce sens. Si nous n’avions gardé que les récits des Tchétchènes, par exemple, nous aurions fait un film lourd, bétonné, insupportable.

Au tournage, vous n’êtes pas dans une position de (fausse) neutralité, la caméra est très présente. Pourquoi ?

P. C. : C’est une nécessité pour nous. Ceux qui sont filmés doivent avoir une conscience aiguë qu’ils le sont. Sinon, nous ne nous sentons pas vraiment autorisés à être là. Notre présence affirmée écarte toute sensation de vol d’image ou de voyeurisme.

C. B. : Nous ne sommes pas des spectateurs. Nous faisons ce que nous avons à faire avec eux. Et puis ils voient bien que c’est du travail, que nous y sommes totalement engagés, et que, dans un petit bureau où il fait très chaud, avec la perche du micro et la caméra, c’est aussi très physique. Du coup, nous avons le sentiment que ce que nous filmons, nous, est donné par eux. Et cela installe, par contrecoup, la place du spectateur : il aura aussi le droit d’être là.

Avez-vous eu la tentation d’aider les arrivants ?

C. B. : Julie Romano, notre assistante de réalisation, a aidé Colette en l’absence d’interprète. Elle s’est mise à traduire, et elle est devenue un personnage du film. Par ailleurs, nous avons voulu donner de l’argent à un couple de demandeurs d’asile que l’on voit dans le film, les Mulugheta, qui en avaient un besoin urgent. Ils ont refusé. C’est de l’institution qu’ils voulaient obtenir de l’aide.

P. C. : Globalement, nous sommes très réticents à apporter de l’aide. Parce que tout ce que dit ou fait le cinéaste devient un élément de mise en scène ou de réalisation. Aider, c’est entrer dans une relation affective ou de dépendance. C’est comme si l’assistante sociale logeait des demandeurs d’asile chez elle. Au début de sa carrière, Colette l’a fait. Elle a vite arrêté. Elle finissait par ne plus savoir qui elle était.

C. B. : Nous n’avons pas voulu filmer dans les hôtels non plus parce qu’alors nous aurions commencé un autre film. Nous n’aurions pas pu tenir l’équivalent avec les assistantes sociales. Et, en racontant ce qui se passait dans les hôtels, nous les aurions trahies.
Quelques brèves séquences montrent les arrivants en dehors de la Cafda, dans le métro, dans un temple hindou…

P. C. : Oui, nous avions besoin de ces séquences pour montrer qu’ils ne sont pas seulement des victimes, des demandeurs d’asile. Ils redeviennent alors Monsieur et Madame, etc.

En quoi ce film vous a-t-il changés ?

C. B. I Des clichés sont tombés. À propos des arrivants, nous étions un peu dans l’innocence. Nous pensions que, parce qu’ils étaient méritants et qu’ils avaient souffert, ils devaient tous obtenir l’asile. Or, on ne peut faire une politique dans ce domaine avec des critères d’empathie ou de sympathie. Cela dit, aujourd’hui, les critères de délivrance du statut de réfugié paraissent arbitraires. Et ce qu’on demande aux arrivants, ce n’est pas la vérité de leur parcours, mais de répondre aux critères de l’Ofpra. En outre, on ne cesse de leur donner des messages contradictoires. Ils sont pris en permanence entre leurs droits et le non-respect de ces droits. Cette duplicité, cette ­schizophrénie, est aussi ce qui broie les travailleurs sociaux. On a découvert à quel point le métier des assistantes sociales de la Cafda était aussi une épreuve personnelle. En réalité, elles sont tous les jours au front.

Publié dans le dossier
Droit d'asile en péril
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