« Biutiful » d’A.G. Inarritu ; « Copie conforme » d’A. Kiarostami ; « Entre nos mains » de Mariana Otero

Christophe Kantcheff  • 18 mai 2010
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« Biutiful » d’A.G. Inarritu ; « Copie conforme » d’A. Kiarostami ; « Entre nos mains » de Mariana Otero

Pour bien des raisons, le geste critique n’est pas aisé. Attention, je n’ai pas l’intention de me plaindre ! Mais je saisis l’occasion de ce blog pour y exposer une difficulté. Je crois que cela n’est pas sans intérêt pour qui s’interroge sur ce que signifie recevoir un film, puis tenter d’en dire quelque chose.

Ce matin était projeté Biutiful , le nouveau film d’Alejandro Gonzalez Inarritu, qui concourt dans la compétition officielle. J’étais un peu inquiet, car ses précédentes œuvres, 21 grammes ou Babel , m’avaient singulièrement irritées, notamment pour leur côté « world cinéma », comme on le dit de la « world music » ou de la « world littérature ». De ce point de vue, Biutiful , c’est la même chose, mais inversée : toute l’action du film se passe à Barcelone, mais on y croise des immigrés sénégalais, des immigrés chinois, des hétérosexuels et des homosexuels, et tous les malheureux de la Terre : des drogués, des enfants battus, des alcooliques, des sans papiers, des travailleurs clandestins, et même, un cancéreux : Uxbal, le personnage principal, interprété par Javier Bardem, qui se pose (trop) ostensiblement avec ce rôle en concurrent redoutable pour le prix d’interprétation.

Illustration - « Biutiful » d'A.G. Inarritu ; « Copie conforme » d'A. Kiarostami ; « Entre nos mains » de Mariana Otero

Pourtant, j’ai été saisi par la violence de ce film. Violence qui vient d’une part de la rudesse des prises de vue (quasiment toujours caméra à l’épaule) mais surtout de la nécessité pour Uxbal de concevoir l’inconcevable : sa mort, programmée par les médecins pour quelques mois plus tard. En fait, cette violence-là m’a mis mal à l’aise, et j’ai porté ce malaise au crédit du film. Mais je reste avec cette interrogation, que je n’arrive pas encore à résoudre au moment où j’écris ces lignes : mon malaise avait-il des raisons esthétiques (et donc morales et politiques), ou bien s’agissait-il d’un malaise « existentiel » dû à une projection de moi-même sur le personnage, à une trop grande absence de distance ?

L’exercice critique exige du temps, de la durée, dont, par définition, je ne dispose pas ici. A fiortiori, il m’est impossible de revoir le film. D’où cette difficulté : je ne peux sortir de ces seules impressions qui accordent une incontestable force à Biutiful , mais qui sans doute ne parlent que de l’état dans lequel j’étais au moment de la projection. Après plusieurs années de pratique, ce sont des choses qui peuvent encore arriver…

Certes, c’est le regard du spectateur qui insuffle de la vie aux œuvres d’art, comme le dit Abbas Kiarostami, dont Copie conforme était aussi présenté aujourd’hui dans la compétition officielle (voir interview et critique dans le numéro de Politis à paraître jeudi). Mais si ce regard est trop occupé de lui-même, transforme l’œuvre ou la phagocyte, il y a comme un problème… Je le disais : le geste critique n’est pas aisé.

Illustration - « Biutiful » d'A.G. Inarritu ; « Copie conforme » d'A. Kiarostami ; « Entre nos mains » de Mariana Otero

Aucun malaise, en revanche, face au documentaire de Mariana Otero, Entre nos mains , présenté par l’Acid. Depuis un certain temps, la mode, chez les beaux esprits, est d’affirmer que la classe ouvrière n’est plus. Où sont les ouvriers ? Toujours là, mais pas forcément au cœur des villes, plutôt loin en périphérie, ni au centre des pages ou des images. Dans le documentaire de Mariana Otero, ils – ou elles, plus exactement — sont plein cadre. Dans l’usine où la cinéaste a posé sa caméra, les femmes sont en effet majoritaires.

Entre nos mains : le spectateur comprendra vite qu’il ne s’agit pas seulement des lingeries que les salariées confectionnent, et qu’elles ne cessent de manipuler. Mais de bien plus : elles ont entre leurs mains le devenir de leur entreprise, leur propre avenir, et l’image qu’elles vont garder d’elles-mêmes dans l’aventure qu’elles traversent, et qui les fera pencher entre fierté ou amertume.

Quand le film commence, leur société est en faillite. Un projet de rachat de l’entreprise par les salariés, au moyen d’une Scop, est en route. Si la caméra montre comment un petit groupe de cadres s’organisent pour élaborer un projet soutenu par tous les salariés et acceptable par le tribunal de commerce, Mariana Otero s’attache surtout à suivre les réactions des ouvrières. Doutes, atermoiements, questionnements, en particulier parce qu’il faut engager un mois de salaire pour constituer le capital de la Scop. Mais tout cela sera vite dépassé par l’idée de pouvoir participer aux futures décisions de l’entreprise, par une sorte de confiance commune qui s’instaure peu à peu, et qui aboutit à une vraie solidarité. Dans une usine qui n’avait jamais connu de grèves ni de luttes collectives, c’est une heureuse surprise.

Mais Entre nos mains n’a rien d’un conte de fée. La belle équipe verra sa route entravée par deux ennemis : l’ancien directeur et la grande distribution. Avec ce film, Mariana Otero garde une trace singulière de ce qui s’est passé, que l’on tient aujourd’hui pour incroyable (parce que l’égoïsme, l’individualisme…), et qui pourtant a bien eu lieu. Le film se termine par une séquence de comédie musicale, écrite et chantée par les salariées. Soudain le documentaire entre dans l’univers de Jacques Demy : le cinéma enchante la réalité, mais n’en renie pourtant pas toute la brutalité. Inutile de dire que l’émotion est à son comble. Ainsi qu’un fort sentiment de fierté.

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