« J’ai vécu l’enfer à Hiroshima »
À la veille de la clôture des négociations autour du Traité de non-prolifération nucléaire à l’ONU, le 28 mai, un survivant de la bombe A, Yasuhiko Yagi, rappelle toute la cruauté de l’arme atomique.
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En ce début du mois de mai, à New York, plusieurs milliers de militants pacifistes du monde entier se sont donné rendez-vous pour influer sur les négociations autour du désarmement nucléaire, ouvertes au siège de l’ONU depuis le 3 mai. Parmi eux, de vieux Japonais, hommes et femmes chétifs et courbés, le front plissé par le soleil des manifestations ou les affres du décalage horaire, quand les conférences jouent les prolongations dans la nuit de Manhattan. On jurerait qu’ils vont craquer mais, comme le roseau, ils plient sans rompre. Il faut dire qu’ils en ont vu d’autres, ces « Hibakusha », comme l’on nomme les survivants d’Hiroshima et de Nagasaki. Les 6 et 9 août 1945, les États-Unis bombardent les deux villes et provoquent des dizaines de milliers de morts. Un chiffre difficile à évaluer avec certitude, surtout si l’on y ajoute les milliers de victimes déclarées au fil des années, atteintes de cancers, leucémies, malformations congénitales. Le musée du mémorial pour la paix d’Hiroshima avance ainsi le chiffre de 140 000 morts pour la seule ville d’Hiroshima. Mais peu importent les mathématiques pour les Hibakusha. Eux ont décidé de raconter leur effroyable histoire, inlassablement, partout dans le monde et surtout ici, à New York, au coin d’une rue, à l’estrade d’une table ronde, sur le podium d’un concert rock.
Yasuhiko Yagi, petit homme de 75 ans râblé aux tempes blanches, quadrille la Riverside Church, à l’ouest de Manhattan, où se tenait la conférence alternative de la société civile sur le désarmement nucléaire, fin avril. Accompagné de deux jeunes interprètes, il distribue force colliers de papier ou petits origamis, sourire aux lèvres. Et raconte sa vie à qui veut bien l’entendre. Yasuhiko Yagi se souvient de ce 6 août 1945 dans les moindres détails. Il avait 11 ans et habitait Hiroshima.
« Je crois que c’était un lundi. J’allais à l’école, comme d’habitude ce jour-là. J’étais dans ma classe au deuxième étage, mes camarades jouaient dehors, je m’apprêtais à les rejoindre. Je ne me rappelle que le flash ; je suis resté inconscient pendant environ vingt minutes après que la bombe a explosé. Quand je me suis réveillé, tout autour de moi était plein de poussière. Doucement, j’ai réalisé que je ne rêvais pas. Je ne savais pas ce qui venait de se passer, je me suis demandé si ce n’était pas un tremblement de terre. J’ai regardé au-dessus de moi et j’ai vu un trou dans le toit. J’ai regardé autour et vu un grand nombre de corps et de gens blessés dans la cour de l’école. Il y avait beaucoup d’enfants blessés qui ne pouvaient plus bouger. Ce n’était pas un tremblement de terre. Il y avait des centaines de blessés, la plupart mourants. C’était l’été, donc tout le monde portait des vêtements légers, qui n’offraient aucune protection. J’ai vu de la chair brûlée pendre de blessures. C’était effrayant. Beaucoup ne pouvaient parler, ils étaient juste étendus là, attendant la mort.
Bien sûr, j’ai immédiatement pensé à ma famille. Quand j’ai quitté l’école pour la chercher, je me souviens avoir vu des gens vivants pris au piège à l’intérieur, alors que le bâtiment brûlait. Quand j’ai fini par atteindre ma maison, elle était en feu. Après environ une demi-heure, un soldat est arrivé en criant : “Toi, va-t’en, tu seras pris au piège si le feu t’entoure.” J’ai bien failli y passer, je n’avais pas vu le danger. J’avais seulement 11 ans, je ne savais pas quoi faire. Je me souviens juste que je m’inquiétais pour mes frères et sœurs. J’ai fini par abandonner mes recherches sur place et partir vers le nord.
Beaucoup de gens avaient pris la route. Des centaines de victimes sévèrement brûlées marchaient. Les blessures ouvertes de ceux qui étaient le plus touché secrétaient du pus et leur donnaient très soif. Ils se dirigeaient vers la rivière pour boire, tout comme moi, car j’étais aussi blessé, mais plus légèrement. Les gens disaient : “Donnez-moi de l’eau s’il vous plaît, donnez-moi de l’eau.” J’ai enlevé mon T-shirt pour le plonger dans la rivière et procurer un peu d’eau à des blessés. Certains sont morts juste après m’avoir remercié. D’autres blessés légers comme moi essayaient d’aider les plus touchés. J’ai vu des gens sauter dans la rivière pour étancher leur soif, puis s’écrouler, incapables de faire le chemin inverse. En espérant trouver quelqu’un de ma famille qui serait allé vers la maison de ma grand-mère, en banlieue de la ville, je suis allé chez elle. J’y suis resté jusqu’au 8 août. Personne n’est venu. Je voulais quitter Hiroshima. Alors que j’étais encore proche de la ville, j’ai soudain senti une odeur horrible. J’ai d’abord cru que c’était de la viande ou du poisson grillé ; il s’agissait en fait de viande humaine brûlée. Des gens remontaient les cadavres de la rivière sur les bateaux avec des cannes à pêche. On déversait ensuite de l’essence sur les corps, et ils étaient brûlés sur la berge. J’ai vu faire cela plusieurs jours durant.
J’ai entendu parler d’un endroit où des gens se rassemblaient ; j’y suis allé. Il y avait des survivants et des morts. Je suis revenu à cet endroit jour après jour jusqu’à ce que je tombe sur ma plus jeune sœur. Elle était sur la route de l’école quand la bombe a explosé. Heureusement pour elle, elle longeait un grand mur à ce moment-là. Elle n’a pas été frappée par les radiations directement. C’était la seule survivante parmi mes proches. Je n’ai jamais retrouvé les corps des cinq autres membres de ma famille. C’est seulement cinquante ans après la guerre que j’ai pu faire graver leur nom sur le caveau familial. À ce moment-là, j’ai vraiment eu l’impression que la guerre était finie. D’aussi loin que je me souvienne, je n’ai plus la mémoire physique de ma famille. Je n’avais plus que leurs vêtements, que j’ai dû vendre petit à petit dans les années suivant l’attaque, pour acheter du riz, pour ma sœur et moi. Je me sentais coupable de vendre ces uniques souvenirs, mais comment survivre autrement ? Nous n’avions personne pour nous aider. Nous mangions du riz avec des herbes sauvages, des grenouilles, des serpents, des œufs trouvés dans des nids, avec leur coque. Soixante-cinq ans après cette catastrophe, je me sens encore profondément triste. J’ai vécu l’enfer. »
Aujourd’hui, le « progrès technologique » et la prolifération aidant, un seul échange de tirs atomiques entre deux États suffirait à anéantir toute vie sur terre. Le monde compte 23 000 têtes nucléaires.