Le musée imaginaire d’Annie Le Brun

Dix ans après son « Trop
de réalité », l’essayiste nous propose une nouvelle réflexion sur les impasses de la modernité, et trace quelques chemins de liberté.

Denis Sieffert  • 6 mai 2010 abonné·es
Le musée imaginaire d’Annie   Le Brun
© PHOTO : DAGLI ORTI/AFP

Un soir de l’été 1834, Hugo observe le relief lunaire à l’aide du télescope d’Arago. Il y distingue un promontoire
et s’exclame : « Si rien avait une forme, ce serait cela. » « Découvrant cette phrase […], j’y reconnus tout de suite l’objet de mes préoccupations », se souvient Annie Le Brun, qui en a fait le titre du livre étrange et beau qu’elle offre à ses lecteurs après quelques années de silence. Ce livre, dont le genre est à peu près indéfinissable, qu’est-ce donc ? En quelque sorte, un essai poétique dans les méandres duquel l’auteur déroule le fil de sa pensée à l’écart des canons habituels du récit. Au sens propre, nous sommes ici déroutés, invités à fouler des sentiers inexplorés dans les pas d’un guide qui ne veut pas connaître de destination. Le plaisir n’est pas à attendre, ni à guetter dans une conclusion, et moins encore dans une morale. Il est à prendre tout de suite, à chaque page, à chaque mot d’une langue elle aussi labyrinthique et cependant limpide. Le plaisir est à prendre surtout dans la découverte d’une pensée follement originale, exprimée sans affectation. Tout est simple en vérité pour qui veut se rendre libre.

Cela commence par une critique de la modernité qui s’inscrit dans le prolongement du Trop de réalité, paru une première fois en 2000, et grâce auquel nous l’avons connue. Ce que semble nous dire Annie Le Brun, c’est que notre monde est un peu comme un goinfre qui aurait perdu le goût et exciterait ses papilles avec des épices de plus en plus fortes. La musique est saturée de son. Les arts plastiques sont la proie d’une double surenchère de l’excentricité et de l’argent. « Le présent […] tourne en boucle » , dit-elle. Les adjectifs sont dans l’enflure, et le monde dans la sidération. Jusqu’aux corps qui sont « technicisés ». Nous sommes pris dans la quête perpétuelle de l’artifice, exact contraire de l’art. Le consumérisme a pénétré tous les replis de notre vie intellectuelle et morale. Si l’on osait un détour par la politique
– qu’Annie Le Brun ne s’autorise pas, parce que tel n’est pas son propos –, on dirait qu’il y a un appel à la décroissance dans ces pages-là. Une invitation à rompre avec toutes les inflations, avec la recherche de substituts rapides et violents à l’émotion et à la sensualité. Mais qu’on ne se méprenne pas : en échange de cette rupture salvatrice, Annie Le Brun ne nous propose à aucun moment de nous réfugier dans un nouvel ascétisme. Son livre est une quête de l’authenticité. Au lieu de se laisser abuser par les mirages de cette modernité qui transforme tout en marchandise, c’est un voyage à l’intérieur de nous-mêmes qu’elle nous suggère. D’où cet étrange éloge du noir qui occupe ses premières pages, qui ne sont pas les plus faciles. L’auteur ne se dérobe pas devant la négativité de l’obscur. Elle l’affronte au contraire. En passant par un étonnant procès de la dialectique de la raison qui nous rapproche de la Dialectique négative d’Adorno. Nous voilà soudain plongés dans l’univers de Hegel. Et découvrant un philosophe trop méconnu : Günther Anders (1902-1992). C’est avec lui que nous pensons la « négativité absolue », la noirceur opaque, celle qui, contrairement à ce que suggère une certaine dialectique, ne porte pas en germe son contraire, son dépassement positif. Anders, écrit Annie Le Brun, « n’aura eu de cesse de s’interroger sur la radicale nouveauté d’une situation nucléaire venant parachever celle d’Auschwitz ». Hiroshima après les camps d’extermination. De ça, que nous dit la dialectique ? semble demander Annie Le Brun. Et que nous dit ce progrès qui prétend toujours « moraliser » le négatif ? Elle s’étonne que nous ne puissions imaginer le mal à hauteur de ce que nous sommes capables de l’accomplir.

Mais voilà que le grand mot du livre d’Annie Le Brun est lâché : imaginer. Il faut savoir imaginer le mal radical. Du coup, le noir est à revisiter. Il n’est plus seulement le lieu de la négativité, il est aussi la couleur d’où jaillit l’imaginaire. L’obscurité d’où l’on explore, pour peu qu’on l’ose, les profondeurs de l’humain. Certes, on y retrouve le mal, les perversions, le crime sans aucun doute, mais aussi le rêve, l’imagination créatrice, la poésie, l’art. On y aperçoit les ténèbres de la « catastrophe profane » – tempêtes et autres séismes –, celle qui surgit dans la peinture du XVIIIe siècle d’Hubert Robert et de Claude Joseph Vernet, et bientôt les ténèbres du cauchemar fixées sur la toile de Goya. Et c’est ici, à cet instant du voyage, que l’on croise celui à qui Annie Le Brun a déjà consacré plusieurs études : Sade. « Ce qui advient là , écrit-elle, voilà plus de deux siècles que tout concourt à l’occulter. Il s’agit de la découverte du noir comme énergie qui fait scandaleusement lien entre l’organique et l’imaginaire. » Ce qu’Annie Le Brun appelle « la descente au fond de l’homme » . Là où cohabitent le pire et ce qui peut engendrer la matière même de l’art poétique et de la création artistique. Encore faut-il avoir le courage de cette plongée dans l’inhumain pour conquérir la liberté d’inventer. Nietzsche, et surtout Freud ne sont pas loin. Mais, nous dit Annie Le Brun, pour mener à bien ce voyage, il faut rompre avec une certaine tyrannie du progrès. C’est en fait cette guerre de libération qu’elle nous conte, à travers la peinture, de Vernet à Rothko, en passant par la révolution Chirico ; à travers la philosophie, la sociologie, puis l’ethnographie. Ce sont les grands « voyageurs », de Victor Segalen à Claude Levi-Strauss, qui ont réhabilité les mythes, après que le XIXe siècle eût été le siècle « de l’affrontement entre Histoire et mythologie autour de la question du commencement » . Sous d’autres formes, la lutte continue au XXe siècle. Ce que le sociologue Marcel Mauss exprime à sa façon quand il évoque l’antagonisme entre « l’homme animal économique [et] l’homme de la dépense irrationnelle » ; celui du don. Annie Le Brun défend les propriétés du mythe contre Heidegger, en qui elle soupçonne un manipulateur apologétique de la technique, et récupérateur de mythologies qu’il détourne pour mieux enraciner un nationalisme jamais renié. Et contre Barthes, « consternant » , « qui confond allégrement mythologie et idéologie ».

Le livre d’Annie Le Brun se lit comme on visite un musée vivant ; un musée rebelle. Il est évidemment un hommage aux surréalistes dont elle a partagé l’aventure intellectuelle. C’est la critique, acérée comme une lame, d’une certaine modernité, et de la raison quand celle-ci nous limite au conscient – cette « pâle raison [qui] nous cache l’infini », s’exclamait Rimbaud –, et du progrès quand il nous apporte la catastrophe, en se prétendant de surcroît doté d’une morale intrinsèque. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, lorsqu’elle nous invite à visiter ce qu’il y a d’obscur en l’homme, évoque les romantiques allemands ou Swedenborg, Annie Le Brun n’est jamais obscurantiste. Elle est même radicalement matérialiste, au meilleur sens du mot. Son monde n’a pas de dieu interventionniste, ni de prêtre. C’est le monde de l’homme. C’est l’homme, et son aptitude à rêver, que le jeune Hugo aperçoit au bout du télescope d’Arago. Ce relief lunaire que les astrophysiciens ont nommé « promontoire des songes ».

Idées
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