Les pacifistes sur le pied de guerre

Réunis pour tenter de peser sur les négociations en cours autour des armes nucléaires à l’ONU, de jeunes militants du monde entier évoquent leur engagement. Témoignages recueillis à New York par Xavier Frison.

Xavier Frison  • 13 mai 2010 abonné·es
Les pacifistes sur le pied de guerre

Jennifer Nordstrom, New Mexico, États-Unis, 29 ans. Coordinatrice de Think Outside the Bomb.

Pour appréhender l’essence d’un problème, autant approcher sa source. C’est sans doute ce qui a poussé Jennifer, originaire du Wisconsin, à s’installer à Los Alamos, dans l’État du Nouveau Mexique, là où les États-Unis mènent leurs programmes secrets de recherches nucléaires. Le premier test d’arme nucléaire au monde a aussi été réalisé dans le désert de cet État. Militante pacifiste, un terme qu’elle revendique totalement – « parce que la violence appelle la violence, et qu’il faut sortir de cette spirale » –, Jennifer a commencé à « organiser des marches et à faire des discours » à l’âge de 18 ans. Sur ce qui différencie les nouveaux activistes de leurs aînés, la jeune Américaine à la rhétorique impeccable est intarissable. « Notre génération a pris les valeurs des années 1960, mais nous y avons ajouté l’expertise, les mécanismes de communication et les structures du monde de l’entreprise. Nous sommes plus organisés. Pour porter notre message avec efficacité, il faut penser plan, objectifs, stratégie, tactique. » Sur l’influence du pacifisme dans la société américaine, la coordinatrice de l’ONG « Penser autrement face à la bombe » est plutôt pessimiste : « Nous sommes moins mobilisés pour la paix qu’il y a cinq ans. Et puis, si certaines manifestations avant la guerre en Irak ont mobilisé plus que n’importe quel rassemblement anti-Vietnam, une fois le conflit lancé, le feu s’est éteint. »
Pour relancer le mouvement, Jennifer veut « connecter les problèmes. Climat, guerre, difficultés économiques et sociales, tout cela résulte d’un système qu’il faut changer. Le vrai but de la militarisation du monde, par exemple, est de s’accaparer les matières premières. C’est à ça que sert le nucléaire militaire, c’est l’arme ultime des voleurs. Quant au nucléaire civil, c’est une technologie très dangereuse pour l’homme et la nature. Tout cela est interdépendant. »

Ethan Genauer, New Jersey, États-Unis,
30 ans. Militant.

On aimerait convoquer une autre célébrité pour évoquer le New Jersey, modeste État industriel et rural collé à New York, mais avec Ethan, impossible. Bandana blanc dans ses cheveux en bataille, visage buriné par le soleil, tee-shirt militant, posture folk-rock, il y a du Bruce Springsteen en lui, les lunettes cerclées de fer en plus. « Je suis activiste à plein-temps. Quand les gens le veulent, ils me payent », résume celui qui, le 2 avril, a quitté sa ville natale de Philadelphie pour marcher sur New York. Cent cinquante kilomètres sur les routes, pour protester contre le nucléaire militaire. À l’ancienne. Ils partirent à quatre, mais par un prompt renfort ils se virent sept en arrivant au port. « Personne », sur ce chemin où les conservateurs ne manquent pas, « ne s’est opposé à nous ». Ethan milite depuis 1999. Depuis qu’il est allé « en Palestine, à Tel-Aviv. La guerre, l’occupation, ce sont les débuts de ma prise de conscience militante ». Son pays, les États-Unis, devrait être « un superpouvoir de paix ». Il croit au pouvoir de la société civile dans les négociations de l’ONU sur le nucléaire militaire. Mais à travers « des actions nouvelles pour diffuser le message. Nous devons être aussi performants que les entreprises en termes de communication, utiliser Internet, les médias. Il faut respecter les formes d’action du passé mais aussi, par exemple, savoir produire des documentaires vidéos à l’adresse du plus grand nombre ». Cet été, Ethan et son pote, un jeune agriculteur bio, vont quadriller le pays trois mois durant, en van, « pour prouver que l’on peut produire de l’énergie vraiment ­propre, sans nucléaire ».

Florian le pape, Marseille, France, 23 ans.
Salarié de la Société des eaux de Marseille
et militant au Mouvement de la paix.

«J’ai milité pour la première fois durant la mobilisation contre le contrat première embauche (CPE), en 2006. J’ai adhéré à SUD Étudiants et, depuis un an, au Parti communiste. Une adhésion que je considère comme la suite de mon engagement progressiste et solidaire. J’ai rejoint le pacifisme par la porte de l’internationalisme. J’avais cette image un peu condescendante du pacifisme. Cela étant, combattre pour la paix, peu de monde s’y oppose, mais peu de gens le font. Et si on laisse le champ libre aux politiques, ils n’aborderont jamais cette question entre eux. Pour arriver à la paix, il faut d’abord une solidarité et une justice sociale. Le meilleur moyen d’éradiquer la guerre, c’est de construire un monde le plus juste possible.
Les militants doivent travailler en amont pour régler les conflits au lieu de manifester dans la rue une fois qu’un pays est menacé. Je me sens proche de ceux qui se sont battus pour la paix et un monde plus juste par le passé. Mais le contexte est différent, ce n’est plus bloc contre bloc. On n’est plus dans un monde binaire, notre militantisme est plus compliqué. Enfin, sur la forme, le côté fleur dans les cheveux et chants de paix, ça m’insupporte, ça décrédibilise le mouvement. Et les slogans du genre “la guerre, c’est mal” manquent totalement de fond politique. L’amour ne suffira pas à garantir la paix. »

Rina Tsugushi, Amasuka, Japon, 27 ans.
Traductrice technique.

Toute menue, douce et souriante, teint mat, Rina Tsugushi est venue à New York avec l’association Article 9. Au Japon, cet article de la Constitution interdit – théoriquement – la présence de tout « potentiel de guerre » sur le territoire national. Hiroshima et Nagasaki sont évidemment passés par là. Mais, « régulièrement, cet article est menacé par les autorités. Neuf personnalités morales très respectées ont donc créé cette association il y a cinq ans, et j’y milite depuis deux ans ».
Trente kilomètres séparent l’île de Rina de Nagasaki. « Beaucoup de survivants témoins de la catastrophe sont originaires de chez moi. Ma grand-mère a vu le champignon. J’ai toujours entendu leurs témoignages. Un jour, je me suis dit que si nos enfants voulaient pouvoir accomplir leurs rêves, il leur faudrait un monde sans armes nucléaires. Voilà pourquoi je suis là. »

Arnol Arpaci, Leipzig, Allemagne, 20 ans.
Militant du mouvement BAN Allemagne.

«Je suis étudiant en droit, de père turc et de mère allemande. J’ai commencé à militer il y a deux ans, lors des manifestations parallèles au comité préparatoire aux actuelles négociations autour du TNP, à Vienne. Je me réjouis de voir les jeunes mobilisés ici, et de la ­possibilité de nous adresser aux diplomates. Faire ressentir notre présence à ces derniers est indispensable. Nous profitons également de notre présence pour diffuser notre information et construire notre mouvement dans la durée. Parlementaires et société civile se complètent. Mais il nous faut mettre la pression, nous montrer. Au pacifisme, concept qui paraît inatteignable, je préfère l’antimilitarisme, que je décrirais comme la lutte contre l’armée qui pénètre la société par tous les pores. Sommes-nous pris au sérieux ? Difficile à dire.
En Allemagne, la gauche est très divisée, et les gens sont en général hostiles à l’énergie nucléaire, même civile. Mais même si les États-Unis stockent des armes nucléaires sur notre sol, l’Allemagne n’est pas prête à se fâcher avec eux pour ça. On a besoin d’une jeunesse forte pour mener tous ces combats. »

Grace Pok, Américaine d’origine sud-coréenne, 29 ans.
Stagiaire à l’ONG Peace Action.

Grace a quitté sa Corée du Sud natale à 12 ans pour les États-Unis. Cette jeune femme brune, citoyenne américaine depuis 2005, a été « bouleversée par la guerre en Irak, Bush, Cheney, toute la clique. Ils ont fait des choses que nous ne comprenions pas. » À l’époque, en 2003, Grace ne sait pas que des mouvements pour la paix existent. Une fois ces derniers identifiés, « j’ai voulu savoir en quoi ils différaient de ceux des années 1960 ». Selon elle, l’organisation américaine Peace Action fait « de gros efforts pour éveiller la conscience des jeunes, même s’ils sont difficiles à mobiliser sur le nucléaire militaire. Les jeunes militants sont très concernés par l’environnement, et donc le nucléaire civil. Mais ils font encore trop rarement le lien avec le nucléaire militaire ».
Originaire d’un pays directement sous la menace de l’État nucléaire le plus instable du globe, la Corée du Nord, Grace ressent peut-être plus que d’autres le danger de la bombe. Quoique. « J’y pense bien sûr, ma famille restée là-bas aussi, mais pas plus qu’à la menace représentée par les armes classiques, en fait. Ils peuvent tout aussi bien nous tuer avec des armes conventionnelles. »

Giorgio Alba, Rome, Italie, 30 ans. Chercheur
indépendant et cofondateur du mouvement BAN.

«Nous sommes bien peu d’Italiens ici. On s’intéresse aux choses qui nous touchent et que nous connaissons. Or, en Italie, il n’y a pas de centrale nucléaire, donc les gens sont moins conscients du danger. Et le manque d’informations fournies par les médias sur le sujet n’arrange rien. Avec d’autres jeunes du monde, nous avons créé le mouvement Ban all nukes [Bannissons toutes les armes nucléaires] en 2005, après l’échec des négociations autour du TNP. Nous avions alors constaté que nous étions inaudibles car en ordre dispersé, et sans ressources. Désormais, nous sommes organisés et avons des sections un peu partout. Est-ce que je me considère comme un pacifiste ? Non, parce que certaines choses qui sont associées à ce terme ne me conviennent pas.
Dans certaines circonstances, et après avoir épuisé tous les autres moyens possibles, je peux comprendre l’utilité d’un conflit armé. Dans mon activité de chercheur, je côtoie de nombreux militants de l’ancienne génération. Il y a une vraie différence avec les jeunes. Pendant la guerre froide, vous vous adressiez à un camp ou à un autre, avec des marqueurs idéologiques très clairs. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à un monde multipolaire. Il faut donc trouver un langage commun en direction de gens qui ont des intérêts et des stratégies différents. Les anciens ne comprennent pas toujours non plus la force de Facebook, d’Internet, des outils qui permettent aux publics visés de s’informer quand ils le décident, contrairement à une manifestation, et qui se rapprochent du “face-à-face”, la forme idéale pour faire passer un message. »

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