Aux origines de la crise

La situation actuelle, avec un endettement colossal, est la conséquence d’un changement de structure, dès 1994, et d’une fuite en avant dans les investissements.

Denis Sieffert  • 24 juin 2010 abonné·es

Nous entretenons tous avec le Monde une relation passionnelle. Irrités par le néolibéralisme sans faille de ses pages économiques, ou par le « nous sommes tous américains » de Jean-Marie Colombani, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, et tant d’autres manchettes ou éditoriaux à sens unique, nous sommes en même temps captifs de ce journal pour la richesse de son information et, quoi qu’on en dise, son pluralisme (ou ses contradictions) dans bien des domaines. Et malheureux quand il nous manque. Sans doute, les tirages à 800 000 exemplaires sont-ils révolus – c’était en 1968 –, mais le Monde reste une lecture nécessaire pour qui veut se tenir informé. La page qui se tourne ces jours-ci avec la liquidation d’un actionnariat majoritaire des journalistes ne peut donc nous laisser indifférents. Bien sûr, nous savons que l’indépendance structurelle de la rédaction du Monde n’a jamais empêché les pressions, les autocensures et, trop souvent, l’hégémonie des idées dominantes, mais mieux vaut avoir les règles avec soi que contre soi. Et la mort d’un beau principe est désolante, même s’il ne prémunissait pas les journalistes contre toutes les turpitudes. En fait, les journalistes ne sont pas pour rien dans ce qui leur arrive aujourd’hui. On ne les a guère entendus en 1994 lorsqu’une modification des structures (le remplacement du conseil d’administration par un conseil de surveillance et un directoire) préparait le terrain à la liquidation du pouvoir de la Société des rédacteurs (SRM).

N’ont-ils pas vu venir le bouleversement qui se préparait, ou n’ont-ils pas voulu voir ? En tout cas, l’arrivée d’un homme d’affaires – les mauvaises langues disent un « affairiste » – comme Alain Minc à la tête du conseil de surveillance annonçait clairement la suite. L’éminence grise de tous les pouvoirs a d’abord été l’homme de l’entrée de Lagardère (15 %) et de Prisa (17 %) dans le capital. Il a été l’homme de la tentation balladurienne en 1995. Lorsqu’à cinq mois de l’échéance présidentielle le Monde soutient l’ancien Premier ministre, Minc travaille au rapport la France de l’an 2000, ébauche de programme du candidat Balladur… Mais, à l’époque, le journal se porte bien. Il semble épargné par la crise de la presse qui frappe déjà ses concurrents, Libération et le Figaro . Il en fut ainsi jusqu’en 2000, date à laquelle le Monde commence à être déficitaire. Or, contre toute logique, Minc encourage le directeur du journal, Jean-Marie Colombani, à une véritable fuite en avant. Au plus mauvais moment, le Monde se lance dans une politique d’acquisition dispendieuse : le groupe La Vie (avec Télérama), Midi Libre… C’est aussi la construction du luxueux immeuble du boulevard Blanqui, dont la démesure a entraîné un surcoût annuel de 4 millions d’euros de loyer au propriétaire, la Deutsche Bank. Et c’est encore les frais financiers consécutifs aux emprunts rendus nécessaires par ces « investissements ».
Il en résulte un endettement colossal de 170 à 180 millions d’euros, qui fait basculer le quotidien dans une autre catégorie : celle de la finance [^2]. « C’est à ce moment, note un ancien journaliste, que la Société des rédacteurs a voulu reprendre son autonomie face à la direction et jouer son rôle d’actionnaire, avoir un œil sur la gestion et le management. Le livre de Péan et Cohen, la Face cachée du Monde, en 2003, entre enquête et règlement de comptes, a sans doute été un autre tournant qui a beaucoup nui au journal. »

La SRM obtient certes l’éviction de Jean-Marie Colombani en 2007, puis celle d’Alain Minc en 2008. Mais il est trop tard. Aujourd’hui, il n’y a plus de bonnes solutions. Le temps de l’indépendance structurelle est bel et bien révolu. Et, comme pour souligner cette évidence, Nicolas Sarkozy s’est empressé d’intervenir aussi grossièrement que possible dans le processus de désignation de l’actionnaire majoritaire. Devant Éric Fottorino, l’actuel président de la SA, convoqué à l’Élysée, il a pris position contre le trio Pigasse-Bergé-Niel. Gare, cependant, aux effets d’optique. Il faudrait être candide pour croire que le président de la République a mis tous ses œufs dans le même panier. Son conseiller pour les affaires de médias n’est-il pas précisément Alain Minc ? Et celui-ci n’est-il pas à la fois l’homme qui a favorisé l’entrée de Pigasse au sein de la banque Lazard, et le conseiller du groupe de presse espagnol Prisa ? L’ombre du pouvoir est partout. Quelle que soit la décision que prendra le conseil de surveillance, le 28 juin, une page de l’histoire du journal de feu Hubert Beuve-Méry, se tournera définitivement.

[^2]: Dans la structure du Monde à trois niveaux, véritable usine à gaz, Jean-Marie Colombani a créé le Monde société anonyme, préparant une entrée en bourse qui n’a jamais eu lieu. C’est le deuxième étage, en dessous de la holding de tête, le Monde partenaires et associés (LMPA), dont la Société des rédacteurs détient 21 %, tandis qu’au premier étage réside la Société éditrice du Monde (SAS).

Publié dans le dossier
Une défaite du journalisme
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