Cette affaire d’État

Denis Sieffert  • 24 juin 2010 abonné·es

Au moins, ceux-là ne défileront pas sur les Champs-Élysées ! Et ils ne feront pas remonter en flèche la cote de popularité du président de la République. À toute chose malheur est bon. Mais, à leur manière, ils ont confirmé que le football est un enjeu politique. Pour preuve : à l’heure où nous écrivons, notre ministre Roselyne Bachelot, sur ordre de Nicolas Sarkozy, réunit le capitaine de l’équipe de France, l’entraîneur et le président de la Fédération. Faute de « traître » diffusant à la presse le verbatim
de ce camp du drap d’or version sud-africaine, nous sommes condamnés à l’imaginer. La ministre : « J’en appelle
à l’amour du maillot, que dis-je,
au sursaut républicain ! »

Le capitaine : « Oui, mais Niko
n’a pas dit “enculé” ! »

Domenech : « Ou, s’il l’a dit, ce n’est pas très grave puisque ça m’était adressé. »
La ministre (au bord de la crise
de nerfs) : « Mais, je vous parle
de l’honneur de la France. »

Le capitaine : « D’accord, mais il n’a pas dit “enculé”… Et, de toute façon, ça ne devait pas sortir du vestiaire. Et quand Niko a dit “Casse-toi pauv’con !”, il n’a pas été renvoyé ! »
La ministre (qui explose) : « Mais, de quel “Niko” me parlez-vous ? » Sur quoi Roselyne Bachelot se lève et compose nerveusement le numéro de l’Élysée.
« – Ici, Claude Guéant.
– Je suis à bout ! » , lui dit-elle.
Mais, avant même que le conseiller ait pu trouver un mot de réconfort, le téléphone lui est arraché des mains : « Allô, c’est Niko ! »

On dira, à bon droit, que cette brève fiction ne repose que sur une facétieuse homonymie. Les amateurs de foot auront tout de même reconnu Nicolas Sarkozy, et les bons citoyens auront identifié Nicolas Anelka (ou l’inverse). Mais ce n’est pas seulement affaire de prénoms. Le champ sémantique, comme on dit dans les écoles, est le même. Le comportement, très « bling-bling », aussi. Il n’y a guère qu’Alain Finkielkraut pour ne pas faire le lien. Selon le philosophe, ces Anelka et autres Ribéry ne sont rien d’autres que des petits caïds des cités. C’est tout l’intérêt de cette histoire d’équipe de France : elle permet à chacun de reprendre le fil de ses obsessions. Finkielkraut, ce sont les cités, et l’ethnicisation de la France. Nous assisterions à une querelle ethnique dont la cible serait le Breton Gourcuff, dit « le premier de la classe », d’une irréprochable francité. Pour Cohn-Bendit (avec l’humour en plus), c’est l’autogestion. Le chef de file d’Europe Écologie compare la prise du pouvoir au sein de l’équipe de France à l’affaire Lip, et s’exclame : « Le foot aux footballeurs ! »

Dans ces conditions, il n’y a pas de raison pour que l’on ne s’abandonne pas, nous aussi, à nos obsessions sociales. Il n’est pas évident à nos yeux que ce qui détermine le plus les joueurs dans leurs comportements, ce soit la couleur de leur peau ou la religion. Le plus probable, c’est qu’ils sont surtout mus par le fric. Un fric fou qui les isole du monde et leur fait perdre le sens des réalités. Bien entendu, il y a des exceptions. Nous nous étions entretenus, il y a un an et demi, avec Thuram, avec qui on pouvait évoquer ces questions sans risquer l’invective. D’autres ont un surmoi assez fort pour survivre au fric.

Le casque sur les oreilles, les palaces, les agents, les porte-parole, l’argent au point que plus rien n’est impossible, tout cela dessine les contours d’une prison dorée où les règles sociales sont abolies. Tout contact avec l’extérieur en devient une épreuve. Fût-ce une séance d’autographes avec des gamins de Soweto. Vu de notre côté, ce phalanstère est surtout la caricature d’une société qui marche sur la tête. Une société dont les valeurs sont inversées, où les femmes et les hommes dévoués au service public sont méprisés. Ou l’épouse du ministre du Budget peut être la conseillère fiscale de la plus grosse fortune de France. Ou le même ministre est le coauteur d’une réforme des retraites qui accable les salariés. On peut être d’accord avec Finkielkraut sur un point. Les « mutins » de l’équipe de France ne sont pas des mutins. Leur révolte est un caprice. L’idéologie qu’ils diffusent à leur insu est celle de l’individualisme et du conservatisme social le plus cru. En parfaite conformité avec les valeurs dominantes du sarkozysme. Ces joueurs richissimes n’ont de respect que pour leurs employeurs : ces grands clubs européens qui les paient à millions. L’équipe nationale est pour beaucoup d’entre eux – pas tous, encore une fois – une corvée qui les éloigne un temps de leur chemin pavé d’or. Si les supporters sont encore cocardiers, pour ne pas dire nationalistes, eux sont définitivement « mondialisés ». Lorsqu’on voit que l’Inter de Milan, vainqueur cette année de la Ligue des champions (l’ancienne Coupe d’Europe) a joué en finale sans un seul joueur italien sur le terrain, on comprend que cette mondialisation a produit une race de mercenaires dépourvus de toute morale collective.

L’équipe de France n’est pas la seule en crise. L’Angleterre ne vaut guère mieux. On peut se demander si cette Coupe du monde n’est pas en train de sonner l’hallali des équipes nationales, annonçant l’agonie des États, au profit d’un univers privatisé. Comment ne pas analyser cet épisode tragicomique comme un signe des temps ? Ce qui est nouveau, ce n’est pas le fric, mais son affichage et son arrogance. On ne saurait nier que des personnages comme Sarkozy ou comme Berlusconi ont, par leur discours et leur attitude, créé un climat.
L’ironie de l’histoire, c’est que nos stars du ballon rond sont punies (faiblement) par là où elles ont péché (l’argent et l’image de l’argent). Un grand groupe bancaire et une célèbre multinationale de la sandwicherie ont brusquement interrompu leur campagne de pub dont nos footballeurs étaient les icônes.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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