Changer d’échelle

La Cité de l’architecture dédie une exposition
aux fictions urbaines, mêlant les visions d’architectes et celles d’auteurs de BD.

Ingrid Merckx  • 17 juin 2010 abonné·es
Changer d’échelle
© PHOTO : COURTESY GALERIE 9 ART/DR

Schuiten et Bilal. L’exposition entière aurait pu tenir avec ces deux auteurs, tant ils réfléchissent, fantasment et recomposent l’architecture urbaine dans leurs albums ( les Cités obscures, le Sommeil du monstre ). Ils apparaissent dans le parcours que consacre la Cité de l’architecture à « Archi et BD, la ville dessinée [^2] ». En 3D, même, à travers des écrans qui diffusent des images des films d’Enki Bilal ( Tykho Moon, Immortel… ), et le travail d’une réalisatrice allemande, Simone Bucher, autour de la Fièvre d’Urbicande de François Schuiten et Benoît Peeters (Casterman). Cette levée dans l’espace de leurs dessins donnant la mesure de la puissance de leurs visions. Pourtant, ce ne sont pas eux qui s’affichent en grand format, mais Alain Saint-Ogan, Chaland, Jano, Ceesepe, Van den Boogaard, David Mazzucchelli et Paul Karasik, Pierre Alain-Bertola… Des noms moins connus que l’on croise parmi des incontournables comme Dupuy-Berberian, Margerin, Crumb, Floc’h, Götting, P. Jacobs, Loustal, Moebius, Van Hamme, Frankin ou Zep…

« Nous voulions présenter une grande diversité de regards autour d’une idée maîtresse : les architectes et les auteurs de bande dessinée sont tous des visionnaires qui anticipent la ville », résume Jean-Marc Thévenet, ancien directeur du festival de BD d’Angoulême et commissaire de l’exposition avec Francis Rambert, directeur de l’Institut français d’architecture. D’où un parcours pensé par regroupements et recoupements de vues, mais néanmoins chronologique, de 1905 à nos jours. Du Little Nemo de Winsor McCay, dans la métropole ­new-yorkaise naissante, aux mégalopoles contemporaines en mutation croquées par Titouan Lamazou (Tokyo, Shanghai) ou Riad Sattouf (envoyé de Libération à New York).

Superhéros de « Comics » à l’assaut des buildings de Manhattan, exposition universelle 1958 qui révolutionne décor et objets de la BD, la cité moderne entre design fifties et architecture plastique ( Spirou et Tintin ), les utopies, mangas, le réalisme gai ou plus trash… Une centaine de documents d’architectes ont été réunis et 350 œuvres de BD, résultat d’un choix qui s’est fait en « sautant » d’un auteur à l’autre, untel invitant à aller voir le travail méconnu de tel autre. Les miniaturistes changent d’échelle, les planches passent à la verticale, les personnages se redressent à hauteur d’homme, les tracés gagnent en profondeur, invitant à plonger dans leur perspective… Si la BD est urbaine à 80 %, les architectes ont coutume de dire que les bédéistes sont dans le délire quand eux sont dans le concret. Pas si vrai à voir la pyramide abandonnée de 47 étages que décrit Guy Delisle dans Pyongyang (L’association) et les projets de ville oblique de l’architecte Claude Parent. Coïncidences, correspondances, convergences : les territoires de chacun ne sont plus limités, dans cette exposition où les jeux d’échange ­rendent perméable la frontière entre la réalité et l’imaginaire.

« On ne cesse de dire qu’il n’y a plus d’utopies, or nous avons besoin de nous projeter dans des mondes fictionnels » , insiste Francis Rambert. Mais difficile aujourd’hui de laisser le champ libre à des projections optimistes sur des nouveaux mondes urbains, qu’ils soient dans l’espace, l’eau, ou la forêt… La ville craque, trop grande, et étouffe, trop polluée. Michaël Matthys peint Charleroi, son passé industriel et son présent incertain avec le sang de ses abattoirs ( la Ville rouge, Frémok). Le collectif Ferraille productions s’est associé au dessinateur Winshluss pour réaliser un court-métrage loufoque, Villemolle, où la ruralité vit ses dernières heures. « Dans nos albums, les urbanistes et les politiciens sont dépassés par les événements, les maquettes sont piétinées avant d’avoir servi, témoigne Benoît Peeters. Chaque artiste croit développer un univers qui lui est propre, mais – qu’il en ait ou non conscience – il est en prise directe avec un ensemble de signes qui le dépassent. Même s’il croit travailler dans l’imaginaire pur, il est profondément marqué par la réalité. »

Pour intégrer à ses Chroniques de Pékin (Xiao Pan) la tour CCTV de Rem Khoolhaas en construction, le bédéiste Zou Jian s’est servi de pastels et d’aquarelles pour pouvoir retravailler son dessin. « Entre bande BD et architecture, je vois parfois des jonctions, confie Christian de Portzamparc. Pour ma part, j’ai essayé de traduire de manière littérale, dans la réalisation du musée Hergé, l’idée d’une fenêtre sur un petit univers qui devient grand une fois qu’on l’a pénétré. De même que lorsque Joost Swarte, le scénographe, choisit de découper l’univers d’Hergé en cases, moi, l’architecte, je pense à recréer le lien, cet espace blanc elliptique qui sépare et pourtant lie les cases avec des passerelles. »

Des architectes utilisent la BD comme média pour présenter leurs travaux, et des artistes se servent du plan d’une ville comme point de départ : Francesc Ruiz dessine à l’intérieur des blocs d’immeuble tandis qu’Armelle Caron « range Istanbul » en alignant les blocs par affinités géométriques. Il y a aussi ce projet collectif autour de la Maison de verre, réalisation de l’architecte Pierre Chareau que François Avril, Ted Benoît, Jean-Claude Götting, André Juillard et Jacques de Loustal ont croquée en 2006 pour lui rendre hommage. Chacun imagine des vues à l’intérieur des murs de ­fenêtres. Cloison lumineuse, zone frontière, ou planche de BD aux cases transparentes, laissant apparaître ce qui vient derrière…

[^2]: Archi et BD, la ville dessinée, jusqu’au 28 novembre. Cité de l’architecture, palais de Chaillot, Paris XVIe.

Culture
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