Chronique d’une crise sans fin

Jérôme Gleizes  • 3 juin 2010 abonné·es

Retour dans le passé. Pierre Laval est connu pour sa condamnation à mort pour avoir été chef du gouvernement français durant l’occupation allemande. Mais avant, cet ancien socialiste a, en 1930, comme ministre du Travail, promulgué la loi sur les assurances sociales, préambule à la Sécurité sociale. Puis en 1935, comme président du Conseil, pour lutter contre la crise économique et la spéculation, il a mis en œuvre une politique de déflation au lieu de dévaluer la monnaie comme Poincaré l’avait fait en 1928. Le 16 juillet 1935, il promulgua une première vague de décrets-lois, la loi du 8 juin lui ayant permis gouverner par décrets-lois et d’échapper au contrôle du Parlement. Parmi ces mesures, réduction générale de 10 % de toutes les dépenses publiques, diminution des prix de certains produits, baisse autoritaire du salaire des fonctionnaires et des pensions des anciens combattants. Cette politique n’interrompit pas la chute de la production industrielle et la hausse du chômage. La crise s’amplifia avec les conséquences que tout le monde connaît.
L’irrationalité au pouvoir ? Si l’histoire ne se répète jamais à l’identique [^2], certains mécanismes ont la vie longue. Pourquoi ce qui n’a pas fonctionné dans les années 1930 fonctionnerait-il aujourd’hui avec la Grèce ? D’ailleurs, il y a quasi-unanimité sur les conséquences de la politique d’austérité grecque. Toutes les institutions économiques (FMI, Eurostat, OCDE) ont révisé à la hausse les prévisions de récession. Les recettes fiscales diminueront ; les dépenses, moins que la hausse du paiement des intérêts de la dette, ce qui aggravera le ratio, déficit budgétaire sur le PIB, dont la détérioration avait été à l’origine de la dégradation de la note de la dette publique grecque ! Tout cela pour rassurer les marchés financiers. Ce n’est pas la finance qui a pris le pouvoir, c’est l’irrationalité des comportements mimétiques qui mène le monde [^3]. Le retour du réel sera violent.

Au secours, Keynes ! Non pas le Keynes déformé du modèle nommé par les économistes IS-LM, qui résume médiocrement sa pensée à une politique de relance, dite keynésienne, mais le Keynes jouisseur du groupe de Bloomsbury, le Keynes économiste et politique qui dénonce le traité de Versailles dans les Conséquences économiques de la paix, le Keynes innovateur qui propose à la conférence de Bretton Woods le bancor, un panier de matières premières, comme étalon monétaire international à la place du dollar. La crise actuelle manque cruellement d’une politique courageuse affrontant simultanément les crises financière, économique et écologique. Alors qu’aujourd’hui il faudrait investir pour réduire massivement les émissions de gaz à effet de serre, pour sortir de la dépendance de nos économies au pétrole et à de nombreuses ressources naturelles, pour réduire les inégalités au Nord comme au Sud, les politiques économiques font peser sur les classes moyennes et les plus pauvres les erreurs commises par les plus riches. Les dettes financières publiques et privées s’accumulent sans pour autant répondre aux défis de la situation présente. Se posent plus que jamais la question chère à Keynes de l’euthanasie des rentiers, de celles et ceux qui vivent des intérêts de ces montants astronomiques de dettes, et la question de la finalité de l’action économique. Faut-il une épargne préalable pour investir ou faut-il définir les priorités d’investissement et les financer par une création monétaire, garantie par l’État ?

Pour finir, deux citations : « Pour l’instant, la banque mondiale des ressources naturelles continue à nous faire crédit, tout en commençant à modifier ses comportements de prêteur dont les actifs sont limités et fondent comme banquise au soleil. Quand va-t-on la recapitaliser pour sauver sa capacité à nous faire vivre ? » (Jean Gadrey) « Le capitalisme décadent, international mais individualiste, entre les mains duquel nous nous sommes retrouvés après la guerre, n’est pas un succès. Il n’est pas intelligent, il n’est pas beau, il n’est pas juste, il n’est pas vertueux. […] En bref, nous ne l’aimons pas et nous commençons à le mépriser . » (John M. Keynes) [^4]

[^2]: Mais on y pense, « Fonctionnaires: Le fantôme de Laval à Matignon », Challenges, 17 mai 2010.

[^3]: Lire le blog « La pompe à phynance » de Frédéric Lordon pour suivre l’analyse rationnelle et caustique de la crise financière :

[^4]: Citation de 1933, in Capitalisme et pulsion de mort, Gilles Dostaler et Bernard Maris, 2008, Albin Michel.

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

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