Échappée belle

Dans « les Mains libres », Brigitte Sy met en scène la naissance
d’un amour en prison,
a priori impossible.

Christophe Kantcheff  • 17 juin 2010 abonné·es

Les films qui se déroulent en prison peuvent être divisés en deux catégories. Ceux qui s’apparentent à un « genre », façon Un Prophète , de Jacques Audiard, où la ­prison constitue avant tout un décor, propose une situation dramaturgique, des rivalités (détenus contre matons, clans contre clans…). Et les films à forte connotation sociale, qui s’attachent aux conditions d’existence dans les établissements pénitenciers. Un des grands intérêts des Mains libres est d’échapper à ces deux « catégories ». Non qu’il soit dénué de ressorts dramatiques ou d’attention envers le quotidien des détenus, mais il ne correspond pas aux représentations habituelles.
L’univers carcéral est familier à Brigitte Sy, et c’est en partie son histoire qu’elle raconte dans son premier long-métrage. Celle de Barbara (Ronit Elkabetz), dont le travail consiste à réaliser un film avec un groupe de détenus en prison. Mais, cette fois, les choses ne vont pas s’en tenir au seul plan professionnel : elle vit un amour avec l’un d’eux, Michel (Carlo Brandt). La dernière image du film montre la photo du Michel qui a existé dans la réalité, mort depuis, et auquel le film est dédié. Autobiographique, le film a aussi une dimension documentaire, Brigitte Sy ayant nourri son scénario des nombreux témoignages de détenus qu’elle a recueillis au long de son expérience. La cinéaste a reconstitué quasiment tels quels les enregistrements, avec des comédiens professionnels qui jouent le rôle de détenus, qui eux-mêmes, dans le film fictif auquel ils participent sous la direction de Barbara, interprètent des taulards racontant leur propre histoire. Le film fonctionne ainsi en mise en abyme constante, contribuant à brouiller la frontière entre réalité et fiction, entre l’assignation au réel et l’échappée de l’imaginaire.

Dans les Mains libres , la violence de la prison ne s’exprime pas de manière directe, exacerbée. Elle est d’abord dans les récits que chacun fait de sa détention, les brimades, le racisme, l’expression d’un déterminisme ou d’un fatalisme qui les a conduits là. Brigitte Sy filme le visage des détenus en plans rapprochés, comme enfermés dans le cadre de l’écran. Dans leur regard se lit leur impuissance à sortir, non de la prison, mais d’un cycle infernal qui toujours les y ramènera. La violence ne déchaîne jamais les corps, tout au contraire, elle ne cesse de les contraindre, de les réifier. Parce qu’ils sont sans cesse exposés, sous le regard des surveillants comme sous celui des autres détenus. Et parce que tout acte non conforme est exclu.

C’est pourquoi une histoire d’amour en prison n’est a priori pas ­pensable. Barbara peut encore faire évoluer ses comédiens-détenus au gré de sa mise en scène. Mais que deviennent les élans entre deux êtres qui ­s’attirent l’un l’autre ? Comment contenir les frissons qui surviennent quand les deux peaux se frôlent ? Des gestes volés, deux mains qui, furtivement, se caressent, un doigt qui glisse sur une cheville dénudée… Dans cette chorégraphie minimaliste des amoureux interdits, Ronit Elkabetz et Carlo Brandt forment un couple magnifique, qui conquiert peu à peu sa liberté. Le film n’est jamais angélique, et ne raconte pas un conte de fées en ­prison. Mais il arrache quelque chose à l’impossible, et crée une faille dans les hauts murs de toutes les prisons.

Culture
Temps de lecture : 3 minutes