Les déchirements du militant

Nous avons demandé
à Janette Habel de lire
pour Politis le très riche numéro spécial que la revue Lignes consacre
à Daniel Bensaïd.

Janette Habel  • 17 juin 2010 abonné·es
Les déchirements du militant
© PHOTO: MEDINA/AFP Daniel Bensaïd, Lignes, mai 2010, n° 32, Nouvelles Éditions Lignes.

« Un portrait intellectuel » . C’est ainsi, « en penseur plus qu’en homme d’action, en intellectuel plus qu’en militant – pour autant que les distinguer, s’agissant de lui, ait réellement un sens », que Michel Surya, directeur de la revue Lignes, a conçu ce numéro tout entier consacré à Daniel Bensaïd, mort le 12 janvier 2010. Un choix illustré par vingt-trois contributions (complétées par deux textes de Daniel Bensaïd, dont un inédit) qui dessinent une trajectoire plus philosophique que politique, paradoxe pour quelqu’un dont la vie militante fut indissociable de la réflexion historique et théorique. Mais, au-delà de sa diversité, cet ensemble de textes parfois disparates met en évidence les combats et les préoccupations de Daniel depuis la grande débâcle marquée par la restauration du capitalisme en Union soviétique. Il fallait tout revoir pour tout refonder. L’histoire avait été contaminée par le stalinisme, les mots eux-mêmes étaient sortis malades du XXe siècle. En 1976, il observait déjà que, « par l’habitude des mots, c’est la Russie des procès de Moscou et des camps sibériens qui a conservé le qualificatif de soviétique [^2] Puis le mur tomba.
Nous avions changé d’époque. Avec l’effondrement de l’URSS, la fin de l’État providence, la crise du capitalisme mondialisé, les guerres menées au nom de la lutte contre le terrorisme, la dictature bureaucratique marchande en Chine, un cycle historique s’était achevé»
. De cette débâcle pourtant prévue par Léon Trotsky, « nous n’étions pas sortis indemnes », reconnaissait Daniel en évoquant la défaite terrible des politiques d’émancipation du court XXe siècle.

Comment continuer ? « On recommence toujours par le milieu. » Daniel citait souvent cette phrase de Gilles Deleuze. Comme le remarque Stathis Kouvelakis (p. 61), il allait réagir « comme avant lui les “grands” penseurs militants : en revenant aux fondamentaux de la théorie. Il allait faire comme Marx, vaincu des révolutions de 1848 travaillant sur la critique de l’économie politique. Comme Lénine, terrassé par le ralliement du mouvement socialiste international à “l’union sacrée”, lisant Hegel et Clausewitz et travaillant sur une nouvelle théorisation de l’impérialisme. Comme Gramsci, enfermé dans sa cellule s’acharnant à refonder une philosophie de la praxis révolutionnaire face à la montée du fascisme et au cours stalinien de l’Octobre russe ». Et l’on pourrait ajouter : comme le Che, qui, analysant les tares de l’URSS, quitta Cuba à la recherche d’une autre voie.

Revisiter l’histoire était pour Daniel une condition de la résistance à l’air du temps. « Pour agir politiquement, [il faut] penser historiquement », écrivait-il. Et notamment réfuter toute idée d’une continuité totalitaire entre bolchevisme et stalinisme. « Pour que finisse par s’imposer dans les années 1930 le parti de la Nomenklatura, il fallut pourtant détruire méthodiquement par les procès, les purges et les exécutions massives ce que fut le Parti bolchevique d’Octobre. Il fallut anéantir les unes après les autres les oppositions. » Loin de relativiser les barbaries staliniennes, il reprochait à Alain Badiou, comme le rappelle Philippe Corcuff, « de ne pas prendre à bras-le-corps la question du stalinisme » (p. 38). Il affirmait que, « pour maintenir l’hypothèse communiste comme hypothèse stratégique, il faut la dissocier radicalement de ce qui fut fait en son nom, le “terrorisme bureaucratique” » . Il était sur ce sujet « inflexible à sa manière douce et têtue », reconnaît Alain Badiou, éprouvé par la mort de celui qu’il appelle « un compagnon lointain » (p. 21).

Peu de textes évoquent l’histoire immédiate. Gérard Mauger, dans une contribution plus politique et plus polémique, manifeste son accord avec Daniel sur la nécessaire centralité de la lutte des classes (p. 87) face à « l’escalade extrême des intégrismes et des nationalismes, au déchaînement sans frein de l’esprit de clocher généralisé » . Daniel avertissait « ceux qui ne veulent plus entendre parler de la lutte des classes » qu’ils « auront en échange la lutte des tribus et des ethnies, les guerres de religion, les conflits communautaires » . Mais Gérard Mauger aborde aussi un registre plus politique, celui des rapports entre la crise et les échéances à venir. Rappelant son intérêt pour le projet d’une gauche anticapitaliste, il évoque ses divergences et critique le fait « que le NPA ait décidé de faire cavalier seul »,
faisant part de son incompréhension face à cet « isolement délibéré ».

« Enclin aux paradoxes dialectiques », selon la formule d’Enzo Traverso (p. 175), Daniel s’interrogeait : « Il m’arrive de me demander si la politique était vraiment mon genre et si je ne me suis pas trompé de vocation », écrivait-il en soulignant son « peu d’aptitudes pour le calcul des forces, les négociations patientes, le travail nécessaire des alliances [^3] ». Il évoquait « les déchirements intimes du militant », souvent « fendu par le milieu ». Sans doute ressentait-il lui aussi « cette solidarité solitaire ou cette solitude solidaire qui sont fréquemment le lot du révolutionnaire professionnel » ,
dont « les Mémoires de Trotsky, les Correspondances de Lénine, les Carnets du Che, pour ne citer que les plus connus, sont profondément imprégnés [^4] ».

[^2]: La Révolution et le pouvoir, Paris, Stock, 1976.) ».

[^3]: Une lente impatience, Paris, Stock, 2004.

[^4]: La Révolution et le pouvoir, op.cit.

Idées
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