« Un cache-misère »

Eugène Andréansky, délégué général
des Enfants de cinéma, analyse le projet Ciné lycée du gouvernement.
Il pointe notamment le manque de formation des enseignants.

Christophe Kantcheff  • 10 juin 2010 abonné·es
« Un cache-misère »
© PHOTO : VASSELERIS/AFP

Le 18 mai, quand les professionnels du cinéma étaient à Cannes, le ministre de l’Éducation nationale, Luc Chatel, présentait à Paris la plateforme Ciné lycée, qui, à partir de la rentrée prochaine, donnera accès aux lycéens, dans 4 000 établissements scolaires, à 212 films du patrimoine en vidéo à la demande, libres de droits. Dans un communiqué, le collectif national de l’action culturelle cinématographique et audiovisuelle (le Blac) a qualifié ce dispositif de « cache-misère » . Entretien avec Eugène Andréansky, qui est délégué général des Enfants de cinéma, association maître d’œuvre du dispositif national d’éducation artistique au cinéma École et cinéma, et l’un des animateurs du Blac.

Politis : Que pensez-vous
de la plateforme Ciné lycée ?

Eugène Andréansky I Le projet de rendre accessibles des films du patrimoine dans le cadre du lycée est une bonne idée en soi. Ce sont les modalités de mise en place de cette idée qui nous inquiètent. Le gouvernement actuel a une fâcheuse tendance à multiplier les effets d’annonce. En ­présentant le dispositif Ciné lycée, le ministre est même allé jusqu’à annoncer la renaissance des ciné-clubs ! Mais si les professionnels ou les pédagogues du cinéma, qui n’ont pas du tout été consultés dans cette affaire, avaient eu leur mot à dire, ils auraient préconisé, par exemple, que ces ciné-clubs se montent en partenariat avec une salle de cinéma, comme cela s’est déjà fait, et avec succès. Nous déplorons cette non-concertation avec les professionnels du cinéma.

Pourquoi avec une salle ?

Même si les pratiques des spectateurs ont évolué, avec le DVD ou le téléchargement, la salle reste le lieu naturel du cinéma. L’exploitant aurait pu conseiller les lycéens, qui auraient fait le choix des films qu’ils souhaitaient voir, et ils auraient pu s’approprier la salle de cinéma comme lieu où l’on partage le plaisir du film. C’est l’esprit du ciné-club. Ce qui est proposé aujourd’hui se déroulera uniquement dans l’établissement scolaire. Pourquoi pas ? Mais, première objection : les 4 000 lycées sont-ils équipés en matériel digne de ce nom ? Pour la plupart, non. Aujourd’hui, dans les lycées, les DVD ne sont visibles que sur des écrans de télé. Or, dans son discours initial sur cette question, Nicolas Sarkozy demandait que, dans chaque lycée, une salle soit aménagée pour ces projections. Cela n’a pas été fait alors que le dispositif démarre au mois de septembre. Deuxième objection : comment le dispositif est-il géré à l’intérieur du lycée ? Pensez-vous vraiment sérieusement que les lycéens iront spontanément vers les films de Lang, Renoir, Eisenstein ou Tarkovski, seuls, sans accompagnement, sans guide ? Certes, il est dit que, dans chaque établissement, un enseignant volontaire et cinq élèves en auront la charge. Mais on ne s’est pas posé non plus la question de savoir si l’enseignant aurait un minimum de formation en cinéma.

Question naïve : pourquoi
le désir de cet enseignant volontaire ne suffirait-il pas ?

Aujourd’hui, les lycéens vont clairement vers le cinéma le plus spectaculaire et le plus médiatisé. Majoritairement, la société leur impose ce modèle de cinéma. La responsabilité de l’enseignant, c’est, non pas d’imposer son goût ou de dévaloriser ce que les lycéens regardent en priorité, mais de les amener vers un cinéma qui ne les attire pas spontanément, et de leur proposer une vraie diversité. Leur signaler, par exemple, que, sur telle thématique qui les intéresse, certains cinéastes ont déjà travaillé et réalisé tel ou tel film. D’où l’utilité de la formation en cinéma. Le désir de l’enseignant, en l’occurrence, ne suffit pas.

Ciné lycée n’aurait-il pas dû être pensé en coordination avec un autre dispositif, Lycéens et apprentis au cinéma ?

Le projet Lycéens et apprentis au cinéma, dispositif partenarial des ministères de la Culture et de l’Éducation, a pu s’étendre et se développer qualitativement grâce au financement pérenne des conseils régionaux. Il existe depuis plus de dix ans et s’est beaucoup développé, avec rigueur et exigence, en particulier du point de vue des formations en cinéma pour les enseignants. Il aurait fallu travailler sur la complémentarité des deux dispositifs, qui concerne l’un le temps scolaire (Lycéens et apprentis au cinéma) et l’autre le hors temps scolaire (Ciné lycée). Or, ce qui est choquant, c’est qu’aujourd’hui Lycéens et apprentis au cinéma est en butte à des restrictions budgétaires, à cause de la Révision générale des politiques publiques, d’une part, qui touche les ministères de la Culture et de l’Éducation nationale, et, ­d’autre part, à cause de la réforme des collectivités territoriales qui se profile : les régions, qui financent Lycéens et apprentis au cinéma (comme les départements sont partie prenante dans le financement de Collège au cinéma), sont dans une situation d’attente par rapport à leurs engagements. Il y a un mouvement de frein.

Un des arguments de Luc Chatel consiste à dire que Ciné lycée concerne la quasi-totalité des lycéens…

Mais pourquoi alors ne pas avoir doté Lycéens et apprentis au cinéma de moyens supplémentaires pour qu’il se développe ? En réalité, le ministère voulait faire l’annonce d’un nouveau projet. Aujourd’hui, nous espérons que les enseignants déjà impliqués dans Lycéens et apprentis au cinéma seront les premiers sollicités pour Ciné lycée. Il serait regrettable que celui-ci se résume à de la simple consommation de films. Enfin, une chose fondamentale et préoccupante : avec le projet Ciné lycée, l’école se referme encore une fois sur elle-même ! Si, au moins, elle accueillait les créateurs et les cinéastes !

Où en est la situation d’École
et cinéma ? En 2008, Christine Albanel, alors ministre de la Culture, voulait multiplier par deux, en un an, le nombre d’élèves du primaire concernés…

Cela fait aussi partie de ces annonces formulées sans en mesurer les conséquences. La réalité a montré que cette progression astronomique n’était pas envisageable, et le ministère a reculé. Au cours de l’année 2008-2009, le dispositif a progressé, en nombre d’écoliers, de 8 %. Mais, pour la rentrée, les nouvelles sont mauvaises. Du côté des collectivités territoriales, les communes participent largement au projet, et douze conseils généraux également. Or, nous venons d’apprendre que trois ­d’entre eux se désengagent. Et, du côté de l’Éducation nationale, les inspections académiques annoncent à peu près partout sur le territoire des suppressions de postes, des réductions d’heures, la disparition des crédits pédagogiques et des formations pour les enseignants, et la disparition du financement des transports d’élèves. Ce qui signifie qu’en milieu urbain, le dispositif École et cinéma pourra se maintenir, alors qu’en milieu rural il va régresser. C’est donc dans les endroits les plus fragiles, où le développement du dispositif est le plus nécessaire, qu’il connaîtra un recul conséquent à la rentrée. Et qu’en sera-t-il de la survie du dispositif le jour où la formation au cinéma des enseignants aura totalement disparu ?

Culture
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