Une légende crépusculaire

Le premier album de Roky Erickson depuis quinze ans est une collection de chansons d’une sensibilité intense et touchante.

Jacques Vincent  • 24 juin 2010 abonné·es

En 1973, Lenny Kaye, futur guitariste de Patti Smith, lâchait une petite bombe en publiant un double album rassemblant une trentaine de groupes américains de la deuxième partie des années 1960. Leur point commun : avoir connu une gloire plus ou moins importante et plus ou moins longue avant de tomber dans l’oubli. Ouvrir Nuggetts était comme ouvrir un coffre contenant un trésor insoupçonné – et l’on apprendrait plus tard qu’il ne s’agissait là que du haut du panier. Parmi ces groupes, trois sortaient particulièrement du lot : les Seeds, les Electric Prunes, et les 13th Floor Elevators. Trois légendes.

Originaires du Texas, les 13th Floor Elevators comptaient deux éléments remarquables : Tommy Hall, crédité à la cruche électrique, et Roger Kynard Erickson, alias Roky Erickson, qui tenait la guitare et chantait d’une voix éraillée régulièrement prise de soubresauts d’une furie aiguë. Robert Plant (Led Zeppelin) dirait plus tard combien cette voix avait influencé la sienne. Les 13th Floor Elevators étaient aussi l’un des rares groupes à réellement justifier le qualificatif galvaudé de psychédélique, surtout avec les deux premiers de leurs quatre albums. Mais, le dernier à peine paru, le groupe a vu sa carrière brutalement interrompue le jour où Roky Erickson fut arrêté par la police pour un joint de marijuana. Choisissant de plaider la folie pour éviter la prison, il s’est retrouvé pour trois ans au Rusk State Hospital, où les neuroleptiques et les électrochocs remplacèrent les joints et le LSD. À partir de ce moment, l’hôpital psychiatrique est devenu sa deuxième demeure, avec des périodes de relaxe pendant lesquelles on le voyait réapparaître en concert et sur disque.

Son groupe s’est appelé un temps les Aliens, et ses chansons parlaient de Satan, de Lucifer, d’extraterrestres et de démons. Un regard en surface pourrait faire penser à un imaginaire nourri aux bandes dessinées et aux films de série B mais Roky Erickson a rarement fréquenté la surface et, pour lui, les démons dont il parlait n’étaient pas des créatures en carton-pâte mais des êtres bien réels. Aujourd’hui, Roky Erickson a de nouveau quitté l’institution psychiatrique et est de retour avec un album enregistré avec un autre groupe texan, Okkervil River. Ni lui ni ses acolytes du moment n’essaient de retrouver les envolées soniques des 13th Floor Elevators ou même des albums solos des années 1970 ou 1980. Le groupe l’accompagne avec un soin modeste et respectueux.

Les chansons oscillent entre rock, country (avec pedal steel guitar) et soul (avec orgue et cuivres), quand l’instrumentation ne se limite pas à une guitare ou à un piano. Elles ont été choisies parmi la soixantaine que Roky Erickson a écrites ces dernières années. Deux ont été enregistrées au Rusk State Hospital. Celle qui ouvre l’album évoque à la fois Maureen Tucker chantant « Jesus » sur le troisième album du Velvet Underground et un enregistrement réalisé par Alan Lomax au fin fond de l’Amérique dans les années 1940. Toutes sont interprétées avec une foi intense et une innocence crépusculaire. True Love Will Cast Out All Evil est le disque émouvant d’un survivant. Un homme qui a traversé des épreuves douloureuses et en garde des cicatrices dont la voix porte la trace, mais qui sait maintenant pouvoir vivre avec et que l’on espère apaisé.

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