« Le premier voyage, c’est le rêve »

François Bourgeon, auteur et dessinateur de bande dessinée, ménage dans ses œuvres les surprises spatio-temporelles. Et réfléchit au sens du déplacement aujourd’hui.

Ingrid Merckx  • 22 juillet 2010 abonné·es

Politis : Vous préparez le dernier album du Cycle de Cyann. Peut-on parler d’immersion ? S’agit-il d’un voyage ?

François Bourgeon : Je me suis remis au travail sur le Cycle de Cyann [[Les albums de François Bourgeon sont publiés
aux éditions 12 Bis.]], série de science-fiction que je réalise avec mon ami Claude Lacroix. Il m’aide à imaginer ­d’autres vies sur d’autres planètes. Dans cette série, on voyage dans l’espace, ce qui suppose l’utilisation d’appareils volants, mais on joue beaucoup avec la téléportation, un mode de déplacement qui n’est pas encore à notre portée… Et qui réserve des surprises spatio-temporelles : dans les albums 3 et 4, la jeune Cyann a pour mission de ramener tous les déportés sur Ilo, leur planète d’origine, et elle s’égare pendant les transferts. Ce sont donc des albums assez déroutants pour elle et pour le lecteur, contrairement aux deux premiers, qui racontaient une histoire puis laissaient les personnages libres de vivre leurs aventures. Le dernier album devrait donner des clés pour comprendre tous les autres… Nous sommes des rêveurs, ce qui nous distingue a priori de pas mal d’animaux. Le premier voyage, c’est donc le rêve, et notre faculté de nous évader à travers la littérature, le cinéma… Dans la Petite Fille Bois-Caïman, une partie se passe en Haïti – dans l’ancienne colonie française de Saint-Domingue – et l’autre en Louisiane. Pour Haïti, que je ne connais pas, je me suis servi de livres et de documents. En revanche, je me suis rendu en Louisiane. À mon retour, quand je dessinais les bayous, je me retrouvais là-bas… Le vagabondage qui accompagne la création est un voyage intérieur. Quand j’étais à l’école, un professeur avait écrit sur mon carnet : « A de grandes facultés d’évasion. » Par une suite de hasards, j’ai réussi à transformer cette faculté en métier.

Le Cycle de Cyann est très dépaysant pour le lecteur. Et pour vous ?

Nous cherchons à être dépaysés et à ce que le lecteur se sente un peu perdu, comme s’il arrivait à Istanbul au XVIIe siècle. Les personnages errent dans des mondes et sur des planètes qui sont certes adaptées à notre forme de vie, mais ne tournent pas à la même vitesse et n’ont pas les mêmes contraintes.

Brunelle et Colin : voyage initiatique dans la France médiévale. Les Compagnons du crépuscule : quête onirique sur fond de guerre de cent ans. Les Passagers du vent, fresque sur l’esclavage au XVIIIe puis sur la guerre de Sécession en Louisiane. Le Cycle de Cyann : saga de science-fiction. Vos albums sont-ils des machines à voyager dans le temps ?

Pour moi, la planète bleue dont parlent les personnages et qu’ils ont quittée dans le Cycle de Cyann, c’est la Terre, ou une planète qui lui ressemble. Mais dans un avenir lointain… Et Cyann voyage dans le temps. Dans les Passagers du vent, ce qui m’a troublé quand j’ai commencé à rebâtir l’histoire du personnage d’Isa et la chronologie des événements qui l’amènent jusqu’à ses presque 100 ans, c’est que cette dame qui naît sous Louis XV, et a vécu jusqu’à la guerre de Sécession, rencontre Jean, un personnage que j’aurais pu croiser quand moi j’étais enfant… La vraie vie offre des bons temporels : moi, j’ai connu quelqu’un qui a connu quelqu’un qui a vécu sous Louis XV… L’histoire, ça nous paraît loin, loin, loin, et, en même temps, c’était hier. En effet : que représentent quelques centaines d’années ?

Chevaux, bateaux, vaisseaux spatiaux… Les modes de transports évoluent en fonction des époques et des univers. De quelle manière conditionnent-ils les déplacements dans vos albums ?

Le Cycle de Cyann est un peu à part, même si, dans Aïeïa d’Aldaal, Cyann voyage à bord d’un vaisseau qui fonctionne avec une pile plus évoluée que celles que nous connaissons… Plusieurs époques se chevauchent, et donc plusieurs technologies. Les Compagnons du crépuscule se déroule à une époque où l’on n’avait pas découvert l’Amérique. Il y avait des bateaux qui faisaient du cabotage en mer. Ce qu’il y avait aussi, en France et dans toute l’Europe, et que je n’ai pas développé, c’est la navigation fluviale. Les pierres des cathédrales ont été transportées par bateau. C’est sur l’eau qu’on véhiculait les marchandises, ou par chevaux, ou tirées par des bœufs. Sinon, il y avait les pieds… Mais les gens voyageaient moins : c’était beaucoup plus dangereux et on était vite étranger. Aujourd’hui, avec les voyages virtuels sur Internet, on peut dialoguer d’un bout à l’autre de la Terre. Cela change la connaissance que l’on a de l’autre. Quant à prendre le transsibérien pour aller à la frontière de la Chine, c’était forcément plus long qu’en jet… L’avion étant un grand dévoreur d’énergie, il faudra à un moment décider de voyager loin moins souvent et plus longtemps. Ou avec d’autres moyens, comme le bateau. À moins d’instaurer des transports aériens plus économes en énergie. On peut avoir des avis différents sur l’évolution écologique de la planète, mais, ne pas s’en préoccuper, c’est faire preuve de beaucoup d’inconscience. Notre technologie dépasse le raisonnable. On vit à une époque dangereuse et on peut faire beaucoup de dégâts : on ne pouvait pas éviter le tremblement de terre en Haïti, mais on aurait pu éviter la marée noire en Louisiane.

Le Cycle de Cyann apporte-t-il des pistes ?

Il n’apporte aucune solution, il reflète des craintes. La Clé des confins, tome hors-série, raconte les migrations de populations qui fuient la planète bleue, où l’eau manque, parce que polluée… C’est certainement un des grands drames à venir. On peut ne plus se déplacer, ou se déplacer autrement. Mais on ne peut pas ne pas boire…

Faites-vous une différence entre voyager et se déplacer ?

Le voyage implique peut-être davantage le retour… Si je prends Latcho Drom, de Tony Gatlif, et la lente migration des peuples nomades, roms, gitans, à travers l’Afrique, on est dans le déplacement, bien que ce soit des gens du voyage… Pour voyager, il faut avoir des papiers, de l’argent, du temps. Mais on n’empêchera jamais les gens de quitter une terre sur laquelle ils meurent et d’aller là où ils ont l’espoir de vivre mieux. Il faut s’organiser en fonction. Si des gens manquent d’eau quelque part, ils partiront. On peut essayer de les arrêter, mais comment ? Et surtout : pourquoi ? On est sur une planète, elle est fragile. On ne peut réguler territoire par territoire des problèmes qui sont maintenant ­mondiaux.

Vous-même, êtes-vous voyageur ?

Je ne suis pas un globe-trotter. J’aime bien le bateau mais j’en fais peu. J’aime bien voyager, je suis très content quand je suis ailleurs, mais j’ai du mal à décoller de chez moi et je suis très content de rentrer. Je suis surtout un voyageur immobile. Je voyage beaucoup dans ma tête. Je lis beaucoup, la lecture étant une manière de voyager dans l’espace et dans le temps : on rencontre des gens morts depuis des siècles, on va dans des pays où l’on ira jamais, on vit des expériences qu’on ne voudrait pas vivre… C’est mon voyage en Louisiane qui m’a « rebranché » avec les Passagers du vent, mais d’autres éléments ont joué, comme ce livre d’un député du Loiret qui, pendant la Révolution, a écrit un rapport sur l’insurrection de Saint-Domingue, lequel a servi de base à la Convention pour l’abolition de l’esclavage.

Quel regard portez-vous sur les façons de voyager en 2010 ?

Certains ont besoin d’être au contact de toutes les populations, de voir tout le monde. D’autres se livrent à un tourisme impulsif et vont à l’autre bout du monde pour retrouver les mêmes petits-déjeuners dans le même genre d’hôtels. Le tourisme mérite qu’on s’y penche : bouffer autant de kérosène pour aller se baigner de l’autre côté du globe n’est pas intelligent quand on sait que ce carburant va nous manquer, pour voyager mais aussi pour faire fonctionner les satellites qui nous permettent de naviguer sur Internet. Il faudrait s’en occuper à temps.

Publié dans le dossier
Voyager sans avion
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