Rêve de voyage, voyage de rêve ?

Philippe Valon, psychanalyste*, explore le sens des rêves
de voyage et montre le rêve comme un voyage lui-même, excursion au centre de soi, plongée vers l’inconnu intérieur.

Philippe Valon  • 22 juillet 2010 abonné·es

«Cette nuit j’ai rêvé, un long rêve. Je pars en voyage, d’abord seule, puis quelqu’un m’accompagne, que j’ai du mal à reconnaître car il, ou elle, est souvent à quelques pas derrière moi. Nous passons d’abord devant les ruines d’un château, puis nous sommes dans un bateau, sur un canal, dans une ville. Mais ce n’est pas Venise, car les maisons sont à colombages. Ensuite c’est flou et tumultueux, une tempête peut-être, et le voyage se poursuit, des paysages défilent rapidement, je les vois à peine, comme si j’étais dans un train qui va trop vite. Après, j’arrive dans une grande maison, et là, il y a beaucoup de monde. C’est ma famille, nous donnons un concert. Chacun a son instrument, mais curieusement nous sommes chacun dans une pièce différente, pourtant, nous jouons quand même en harmonie. À la fin du rêve je suis devant une sculpture que j’ai faite, j’en suis contente, en particulier de l’arrondi de la joue que je caresse doucement. »

C’est le rêve programmatique d’une femme dont la psychanalyse a commencé quelques mois auparavant. Il décrit le trajet déjà accompli, et celui qui reste à parcourir. Il évoque les temps anciens de l’enfance : celui de la tendresse envers une petite fille à qui on caresse la joue, mais la même enfance peut aussi être un champ de ruines. Puis viennent les maisons à colombage de l’âge moyen, qui ne sont certes pas les maisons de Venise, mais sont pourtant sans doute liées à l’amour. Il évoque encore les espoirs de temps meilleurs, où l’harmonie familiale serait restaurée. Il n’omet pas les temps de troubles et même de tumulte tempétueux. Et cette longue traversée s’effectue sous le regard d’un personnage énigmatique qui se tient en retrait, bienveillant ou menaçant suivant les étapes affectives de ce voyage immobile.

Si les grands étaient comme les petits enfants, ce rêve vaudrait pour voyage effectué. Mais quand les adultes rêvent de voyage, c’est rarement la simple anticipation d’un souhait à réaliser, pas plus que la réalisation d’un projet frustré par des circonstances contraires. Ces rêves sont fréquents et, si l’on n’est pas de ceux qui font passer le rêve à la trappe comme déchet de l’activité psychique, il faut bien s’interroger sur leurs significations. On ne peut le faire sans revenir à Freud, qui, dans les temps modernes, a apporté la contribution la plus déterminante à la compréhension psychologique des rêves. Accomplissement de désir, avait-il d’abord conclu de l’étude de ses propres rêves, de ceux des ­membres de son entourage et de ceux que ses patients lui racontaient. Il a ensuite dû réviser cette position, car certains rêves, comme les cauchemars et particulièrement ceux qui torturaient les soldats de la Grande Guerre, ne pouvaient se comprendre ainsi. Il a alors énoncé que le rêve tentait d’accomplir, sur le mode de l’hallucination, un désir, mais que parfois il échouait, et alors le rêveur se réveillait angoissé, ou terrorisé. À l’extrême est la terreur nocturne, d’où ont disparu toute image, toute parole, toute autre sensation qu’un effroi indescriptible.

Ainsi, qu’il soit de voyage ou non, le rêve est toujours un voyage au centre de soi-même, une plongée vers l’inconnu intérieur, l’inconnu de désirs inavoués. Il est aussi mystérieux que le voyage au centre de la Terre imaginé par Jules Verne, qui mène vers des époques anciennes, et en même temps jamais advenues. Car le rêve, comme parfois le romancier, s’affranchit de toute temporalité : il mêle les désirs anciens aux souvenirs, aux désirs actuels et aux projets d’avenir, pour former un produit qui défie l’imagination des tour-opérateurs les plus inventifs. ­Paysages inédits, aventures rocambolesques, souvent sans la moindre logique, personnages mystérieux, inconnus ou composites.

C’est l’immobilité du dormeur et sa déprivation sensorielle qui permettent cette totale liberté de la pensée du rêve, qui va jusqu’à l’hallucination, proscrite de la pensée de veille. Cette liberté est celle recherchée dans une psychanalyse : allongé sur le divan, privé de l’échange de regards avec le psychanalyste, le patient voit sa pensée se rapprocher de celle du rêve. Elle devient moins ordonnée, et la sensorialité, réorientée vers l’intérieur de soi, prend plus d’importance, tandis que les affects sont avivés. C’est souvent un des premiers effets d’une psychanalyse que d’augmenter l’activité onirique, ou du moins d’y rendre le sujet plus attentif, et le rêve de voyage est particulièrement fréquent au début de l’analyse. Il symbolise le voyage analytique lui-même : ce qui en est attendu, ou redouté, ce qui du fond même de soi s’opposera à cette entreprise. Il peut alors se ­comprendre, et c’est le cas pour celui rapporté ici, comme une première initiation au grand voyage dans la pensée inconsciente que sera l’aventure analytique.

Publié dans le dossier
Voyager sans avion
Temps de lecture : 5 minutes