Sous les retraites, la plage

Jean-Marie Harribey  • 15 juillet 2010 abonné·es

Le débat sur les retraites permet de poser ensemble la plupart des problèmes auxquels doit faire face notre société. Le point de départ est bien sûr la question d’une répartition juste de la richesse produite, cette valeur économique ajoutée qui, depuis trois décennies, a été détournée dans une proportion considérable vers le capital. Et ce n’est pas pure coïncidence de constater que, de 1973 à aujourd’hui, les dividendes versés par les seules sociétés non financières sont passés de 3 à 8 % de la valeur ajoutée brute de celles-ci, précisément les cinq points de richesse qui, dans le même temps, ont été volés aux salariés. La proposition d’élargir l’assiette des cotisations aux revenus financiers distribués par les entreprises trouve là sa justification. Pour l’imposer, l’épreuve de force avec le pouvoir totalement déconsidéré est nécessaire et peut-être possible : la grève générale ne s’use que si on ne s’en sert pas.
Mais, plus globalement, sous les retraites, se dessinent les contours de la société dans laquelle on entend vivre, qui dépendent beaucoup de la place qu’on accorde à la socialisation de la richesse. En mutualisant le paiement des services non-marchands et celui de la protection sociale, la collectivité socialise une part de la valeur
ajoutée dans l’ensemble de l’économie. Que cette mutualisation passe par le canal des cotisations sociales ou par celui de l’impôt, à taux de prélèvement comparable, ne modifie pas ce principe. La défense des retraites représente le même enjeu que celle de l’éducation ou de la santé publiques. La socialisation de la richesse marque un bornage strict de la sphère de la marchandise où s’impose la loi du profit. Cela est également crucial pour préserver les biens communs de l’humanité, notamment les connaissances et les ressources naturelles, et faire face à la crise écologique.

Le partage des gains de productivité dont les retraites posent l’exigence permet d’envisager une transition qui tienne compte de trois impératifs : satisfaire les nombreux besoins aujourd’hui délaissés, répartir équitablement les revenus et réduire le temps de travail. L’opposition croissance/décroissance, stérile quand elle est coupée de la remise en cause de l’accumulation capitaliste, peut être dépassée si des investissements répondant aux besoins sociaux et écologiques permettent d’obtenir un PIB monétaire – dont sont issus tous les revenus – de qualité et dont l’augmentation n’est pas nécessairement synonyme de productivisme [^2].

Le refus radical, définitivement non négociable, d’un système de retraite par capitalisation n’est pas d’abord lié à une crainte de voir nos retraites minées à la Bourse. Il est motivé surtout par le choix de ne pas spolier un peu plus les travailleurs des pays à bas salaires dans lesquels les institutions financières placeraient l’épargne des salariés des pays riches. Il faut choisir : des rentes tirées du travail des exploités du Sud ou la solidarité internationale.
Nous sommes donc tenus, ici, de renforcer la solidarité intergénérationnelle que le projet de réforme de Sarkozy vise à démembrer. Tel est le socle de la retraite par répartition qu’il faut défendre même – paradoxe – contre certains de ses partisans. On se tromperait en effet en niant la solidarité intergénérationnelle au prétexte erroné que la retraite ne serait pas un transfert venant des actifs mais de la richesse créée par les retraités [[L’Enjeu des retraites, Bernard Friot, La Dispute, 2010.
Voir http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/retraites/debat-friot.pdf.]].

La richesse que ces derniers créent est de l’ordre de la valeur d’usage mais non pas de la valeur monétaire.
En revanche, ce qui fait consensus au sein du mouvement social, c’est la place à donner aux travailleurs et aux retraités qui ne sont reconnus aujourd’hui que comme subordonnés à l’exigence du capital, c’est donc la place du travail et du temps libéré dans la vie. Derrière les retraites, il y a un mode de vie, un mode de développement humain où l’on rend possible l’utilisation des gains de productivité pour réduire la durée du travail et gagner du temps libre, et s’éloigner ainsi du productivisme. La plage des transformations radicales est donc immense.

 

[^2]: Lire Retraites, l’heure de vérité, Attac-Fondation Copernic, Syllepse, 2010.

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