Tambours combattants

Fin mai, en Guadeloupe, plusieurs créations artistiques ont commémoré l’abolition de l’esclavage. Reportage.

Denis Constant-Martin  • 15 juillet 2010 abonné·es
Tambours combattants
© PHOTO : DR

L’ombre s’est emparée du fort Delgrès, à Basse-Terre. Au sommet de la muraille, un pinceau lumineux découpe la silhouette de Marie-Line Dahomay. Sa voix chaude, intense, grave entonne « San rètou » (Sans retour), une chanson qui évoque la déportation des esclaves africains. En ce 26 mai, c’est une double commémoration qui débute : celle de l’abolition de l’esclavage, le 27 mai 1848, et celle du sacrifice de Louis Delgrès, qui se fit sauter plutôt que d’accepter le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte, le 28 mai 1802.

Pour l’occasion, la chorégraphe Raymonde Pater-Torin a conçu un spectacle axé sur des temps forts de l’histoire des Antilles. Sixième Continent met en scène des épisodes occultés par les manuels scolaires, qui reprennent sens dans la création contemporaine. La chorégraphe et les danseurs de Kamodjaka s’inspirent du gwo ka : « Le gwo ka est une danse particulière : nous sommes dans la terre mais en même temps nous sommes des ­danseurs-sauteurs. Je garde ce corps qui est noué, qui se dénoue, qui se replie, qui saute, qui rebondit, qui réagit tout le temps. » Au gwo ka se mêlent ­d’autres techniques, modern jazz en particulier, pour créer un univers où les mouvements se croisent et se superposent en engendrant une émotion singulière. École du corps, Kamodjaka est surtout une école de vie : « Nous nous occupons de 350 personnes, dont à peu près 220 jeunes, précise Raymonde Pater-Torin. C’est toute une éducation qu’on donne aux enfants ici. On leur apprend à danser mais aussi à manger, à se soigner par des plantes quand on peut se passer de produits chimiques, à respecter les gens. Ma politique, c’est une politique culturelle à visée pédagogique pour former les jeunes non pas à être des rebelles mais des femmes et des hommes debout, capables de regarder l’autre avec bienveillance, mais en étant sûrs de ce qu’ils sont. »

Le maître tanbouyé Klod Kiavué présentait le 29 mai Lizin Tanbou dans les jardins de l’Archipel à Basse-Terre. Une centaine de musiciens frappent des tambours de toutes formes et de toutes sonorités. Issus d’ateliers et d’écoles de percussion, ils tissent une incroyable symphonie de couleurs, d’attaques et de résonances. Le tambour se fait totalement musique, et c’est encore l’histoire qui s’entend alors, celle des travailleurs de la canne, celle du carnaval de Basse-Terre. Au cœur de Lizin Tanbou , comme du Sixième Continent, le gwo ka noue le chant, la danse et les tambours. La voix entonne, les tambours donnent le rythme, puis vient le danseur. « Quand il entre dans la ronde, explique Raymonde Pater-Torin, tout le monde est à son service. Le makè [tambour solo, NDLR] doit faire en rythme et en sons tout ce que fait le danseur, et le danseur doit changer et varier au maximum pour pouvoir surprendre le tanbouyé. »

Art venu de l’esclavage, préservé dans les campagnes, le gwo ka a longtemps été étouffé et méprisé. Il est réapparu dans le sillage des mouvements patriotiques des années 1960. Pour Marie-Line Dahomay, chanteuse et ethnomusicologue, « ces mouvements ont permis que le gwo ka trouve sa place dans l’identité guadeloupéenne. ­Désormais, le tambour symbolise une personnalité culturelle. » Il est devenu source d’innovation. Avec Marcel Lollia, dit Vélo (1931-1984), tanbouyé superbe, le mouvement culturel Akiyo a imposé le gwo ka en ville. Patrice Tacita, son président, le dit avec fierté : « Akiyo a donné au gwo ka des ­lettres de noblesse dans un univers urbain d’où il était exclu par des modèles sociaux qui privilégient l’ethnocentrisme. Nous avons essayé de projeter cette musique dans le futur avec un esprit de souveraineté, en proclamant que, quels que soient les risques d’emprisonnement, d’arrestation, de tracasseries, nous continuerions à jouer le gwo ka p arce que c’est la musique qui constitue notre battement de cœur. »

Le renouveau du gwo ka dans les années 1960-1970 fut le signe d’une reprise d’initiative culturelle et politique. Patrice Tacita raconte : « Akiyo a été créé en 1978. À l’origine, le projet était de mettre le holà à un carnaval de satin, imitant les carnavals européens, et de ­mettre à la place le concept de mas [masque], qui permet de tourner en dérision les dysfonctionnements de la société sur la base de la culture authentiquement guadeloupéenne, fondée sur l’héritage des ancêtres, le gwo ka, la pratique du créole, pour mettre en lumière les mécanismes de la société coloniale qui perduraient, et ce avec une forte prétention artistique. » Les costumes ont été conçus avec des matériaux de récupération ; les thèmes ont abordé l’actualité ; et la foule a protégé Akiyo lorsqu’en 1985 le sous-préfet Hugodot a voulu l’empêcher de défiler.

C’est cette conjonction de la création esthétique et de l’attention aux évolutions sociales qui a conduit Akiyo à participer au LKP. Toutefois, expose Patrice Tacita, « le rôle qu’Akiyo a joué en janvier 2009 s’est beaucoup vu parce qu’il a été très médiatisé, mais Akiyo a construit ce lien avec les syndicats dès les années 1990. Nous avons toujours voulu mener une réflexion sur ce que nous sommes et sur la manière de lutter pour la survie de ce pays et de sa culture. Donc, quand il y a eu le mouvement social, c’est tout naturellement que nous nous y sommes retrouvés : nous étions déjà dedans. Notre souci était que ce mouvement soit conduit sur des bases identitaires et non pas sur des modèles importés. Pour nous, la culture n’est pas seulement ce qui est festif : la façon que les Guadeloupéens ont de conduire la grève, avec ce qu’elle comporte de gwo ka, c’est aussi de la culture. » Les tambours ont soutenu l’hymne du mouvement de 1969, « La Gwadloup sé tan nou… La Gwadloup sé pa ta yo… », et leur universalité a souligné le sens des paroles : « La Guadeloupe est à nous, pas à eux. » Raymonde Pater-Torin souligne que « des gens ont volontairement insinué dans l’esprit de la population que c’était une histoire de Blancs et de Nègres. Ce n’était pas ça du tout, les “yo”, il y en a en France, ce sont les “yo” qui sont en train de péter les reins de la Grèce… Les “yo”, ce sont les gens de la profitasyon. »

« Les tambours, écrit le romancier Ernest Pépin, ont marqué toutes nos tribulations, tous nos trébuchements, toutes nos révoltes, mais aussi toute notre volonté de donner ailes et voiles à la Guadeloupe… [^2] » Venus d’une histoire inhumaine, les tambours battent le temps d’une création offerte à tous. Kamodjaka travaille sur son prochain spectacle : Kaz en nou (Notre Maison), qui fera voir les beautés de la case créole. Les grands tanbouyés jouent dans le monde entier et enseignent en Guadeloupe. Le gwo ka d’Akiyo résonne dans la rue piétonne de Pointe-à-Pitre tous les samedis. Les carnavals guadeloupéens réinventent des masques anciens pour affronter l’aujourd’hui. Le vent qui gonfle les voiles de la Guadeloupe porte un message que Patrice Tacita formule ainsi : « Laissez-nous nous approprier notre culture, être ce que nous sommes ; lorsque nous aurons été institués en tant que ce que nous sommes, nous pourrons nouer des rapports harmonieux avec vous, et la notion d’égalité aura tout son sens. Cette notion-là, elle ne peut exister aujourd’hui à partir du moment où je ne connais pas mon histoire, à partir du moment où ma langue est une langue marronne… Seule la connaissance libère les consciences et rapproche les peuples. »

[^2]: L’Envers du décor, Le Serpent à plumes, 2006.

Culture
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