Un accord pour tout déréglementer

Des négociations autour d’un accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada sont prévues du 12 au 16 juillet à Bruxelles. Quels en sont les enjeux ? Quelles en seront les conséquences ?

Thierry Brun  • 8 juillet 2010 abonné·es
Un accord pour tout déréglementer
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Dans les coulisses de l’Union européenne (UE) se préparent les ultimes négociations autour d’un Accord économique et commercial global (AECG) [^2] « ambitieux » entre l’Union européenne et le Canada. Et « cela va très vite, sans même que l’on se pose la question des dangers d’une déréglementation tous azimuts » , déplore Marie-Christine Vergiat, députée européenne de la Gauche unitaire européenne (GUE-NGL). Les négociations ont débuté à Prague en mai 2009 et, si tout va bien, une dernière réunion est prévue du 12 au 16 juillet à Bruxelles avant une validation définitive de l’accord d’ici à l’automne et une signature officielle annoncée en 2011.

Cet accord a le soutien d’Herman Van Rompuy, président du Conseil européen, et de Manuel Barroso, président de la Commission européenne, et confortera la nouvelle stratégie « Europe 2020 » de libéralisation économique prônée par les lobbies industriels. Il ne devrait pas rencontrer l’opposition du Parlement européen : une résolution adoptée le 5 mai, à une large majorité par la droite, les libéraux et les socialistes, a accueilli « favorablement la déclaration de la Commission indiquant que les progrès des négociations en vue d’un accord économique et commercial global constituent un point fondamental des relations économiques entre l’UE et le Canada ».

Cet accord est pourtant « négocié dans le dos des citoyens européens alors même qu’il aura des conséquences importantes sur leur quotidien : démantèlement des services publics ; supériorité du droit des investisseurs à protéger leurs profits sur celui des États à protéger l’intérêt général ; alignement par le bas des droits des travailleurs ; dégradation de l’accès aux services de santé, à l’eau, à l’éducation, à la culture » , a réagi Jean-Luc Mélenchon, député européen de la GUE, opposé à cette résolution. « Le processus de négociations est mené avec la seule participation des milieux d’affaires, sans transparence ni débat démocratique » , a pointé de son côté le Réseau canadien pour le commerce juste (Trade Justice Network, TJN), qui rassemble des organisations environnementales, syndicales agricoles et culturelles, et a dévoilé en avril, grâce à une fuite, le contenu du projet. Voici, en cinq points, les effets que pourrait provoquer ce texte explosif.

1. Quels sont les objectifs économiques de l’accord ?

L’UE est le deuxième partenaire commercial et financier du Canada après les États-Unis. Vue du gouvernement canadien, elle représente le plus grand marché de produits et de services au monde. Selon une étude conjointe réalisée par l’UE et le Canada en 2008, une plus grande libéralisation du commerce obtenue avec l’AECG gonflerait le PIB canadien de 12 milliards de dollars (8,2 milliards d’euros). Elle engendrerait aussi une augmentation de 20 % des échanges commerciaux d’ici à 2014, notamment parce que l’AECG inclut des secteurs aussi divers que l’investissement et les services, les barrières douanières, les marchés publics, les droits de propriété intellectuelle et le règlement des différends.

2. Un accord pour qui ?

Le texte a été bâti par les milieux d’affaires et les multinationales. Ces dernières sont représentées par de puissants lobbies, omniprésents au sein de la Commission européenne, notamment Businesseurope, qui regroupe les principales organisations patronales européennes, le Conseil canadien des chefs d’entreprise et surtout le Forum sur
le commerce Canada-Europe (Canada Roundtable for Business, Cert). Les ­exigences de ces trois organisations, publiées en mai 2009 à l’occasion du lancement des négo­ciations, figurent dans le ­projet d’accord. « Ces négociations servent essentiellement les intérêts d’énormes multinationales convaincues que les services publics tels que les soins de santé, l’éducation et la sécurité publique constituent un domaine encore inexploré qui permettrait au secteur privé d’engranger des profits », affirme Peter Waldorff, secrétaire général de l’Internationale des services publics (dont les principales confédérations syndicales françaises sont membres).

3. Quels sont les marchés visés ?

Le texte révèle que les négociateurs européens ont fait de l’accès aux ressources naturelles une priorité majeure avec l’ouverture des marchés publics et des services canadiens. « Les Européens pourront obtenir un accès aux marchés publics dans des provinces, des municipalités, à l’avantage de leurs puissantes compagnies de services, qu’il sera difficile de concurrencer », note Claude Vaillancourt. L’AECG « contraindra le Canada à privatiser ses télécommunications et la gestion de son eau, et ce alors même que l’Union européenne a entamé des recours contre la loi sur l’énergie verte de l’Ontario et contre la décision de la Cour suprême du Canada d’août 2004 relative au monopole de Postes Canada », explique l’eurodéputée Marie-Christine Vergiat. Un négociateur québécois a confirmé que la culture était aussi sur la table des négociations, en contradiction avec les engagements pris par le Canada et l’UE dans le cadre de la Convention pour la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. Aucune clause sociale, en particulier sur les conditions de travail, n’est prévue dans l’AECG. La protection de l’environnement est aussi la grande absente du texte.

4. Comment l’agriculture sera-t-elle mise en concurrence ?

Les négociateurs canadiens ont inclus un mécanisme de règlement des différends qui « permettrait à des multinationales de demander des compensations financières lorsque des réglementations entravent leur ­capacité d’engranger les profits escomptés. Par exemple, la multinationale américaine Dow Agrosciences réclame actuellement 2 millions de dollars au Canada en raison de l’interdiction par le Québec de la vente de son pesticide 2,4-D », indique Attac Québec. L’AECG « éliminerait, à toutes fins utiles, le droit des agriculteurs et agricultrices ­d’emmagasiner, de réutiliser et de vendre des semences. Cela donnerait aux sociétés biotechnologiques, pharmaceutiques, de pesticides, de semences et de céréales de puissants nouveaux outils leur permettant de décider comment se fera l’agriculture et par qui » , relève le Réseau canadien pour un commerce juste. Sont aussi visés les obstacles non tarifaires que représentent aux yeux des négociateurs canadiens la politique agricole commune, la réglementation de l’UE sur les OGM, l’interdiction concernant l’utilisation des hormones dans la production du bétail et les dispositions liées au programme de réglementation des produits ­chi­miques (Reach). L’UE risque ainsi de voir ses normes environnementales affaiblies, voire contestées.

5. Pourquoi un accord bilatéral maintenant ?

L’AECG effacerait les échecs des négociations au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) autour de la libéralisation du commerce international. Il faciliterait aussi la mise en place de la nouvelle stratégie « Europe 2020 » actuellement en discussion. Cet accord de libre-échange serait ainsi la première étape vers un grand marché transatlantique dont rêvaient déjà les pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en négociant secrètement un accord multilatéral sur l’investissement (AMI) entre 1995 et avril 1997. « La France, qui a joué un rôle majeur dans le rejet de l’AMI, pourrait se trouver à accepter ce qu’elle a refusé hier », notent Catherine Caron et Claude Vaillancourt [^3] . L’accord bilatéral relancerait aussi les négociations sur la libéralisation du commerce international, le fameux cycle de Doha, que l’OMC peine tant à conclure. C’est d’ailleurs le motif invoqué lors d’un conseil européen qui s’est tenu le 5 mai entre l’UE et le Canada. Les dirigeants européens et canadiens « ont affirmé leur engagement à parvenir à un résultat ambitieux, équilibré et de large portée dans le cadre du Cycle de Doha », en s’appuyant sur cet accord de libre-échange qui est considéré comme le plus important des accords économiques et commerciaux depuis l’accord nord-américain entre le Canada, les États-Unis et le Mexique.

[^2]: En anglais, Comprehensive Economic and Trade Agreement, Ceta.

[^3]: L’AECG, quels enjeux pour nos populations, nos territoires et l’économie sociale et solidaire en Europe et au Québec ?, Catherine Caron et Claude Vaillancourt, Attac Québec, juin 2010.

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