La décroissance, un projet marxiste ?

Serge Latouche  • 26 août 2010 abonné·es

Sortir de l’impasse de la société de croissance, c’est bien sûr trouver des cheminements pour construire l’autre monde de sobriété choisie et d’abondance frugale que nous croyons possible, mais c’est aussi sortir des ornières de la pensée « critique », ce prêt-à-penser hérité qui constitue le fonds de commerce de toutes les gauches. La principale raison, peut-être, de la faillite du socialisme, c’est la volonté hégémonique d’un discours et d’un modèle. Certes, il y en eut plusieurs, entre léninisme, stalinisme, maoïsme, trotskisme et social-démocratie, mais aucun n’a été capable d’accueillir la pluralité de la vérité et la diversité des solutions concrètes. Marx, pourtant, dans sa fameuse lettre à Véra Zassoulitch de 1881, évoque la possibilité d’un passage direct de la communauté paysanne traditionnelle russe au socialisme, sans passer par l’étape capitaliste. Cette possibilité d’un cheminement différent sera reprise pour l’Afrique après les indépendances, puis à propos des zapatistes et des communautés indigènes du Mexique [^2]. Toutefois, on sait que, dix ans après la mort de Marx, Engels se montrait beaucoup plus sceptique sur le sujet. Vingt ans encore après, Lénine s’attaquait théoriquement et pratiquement à ces « survivances », que Staline devait liquider impitoyablement. Les divers « marxismes réels » du tiers-monde n’ont guère été plus tendres à l’égard des structures communautaires précapitalistes. La modernisation « socialiste », dont on sait la faillite, a fait table rase du passé avec plus de violence et d’acharnement encore que la modernisation capitaliste, facilitant ainsi la tâche de la mondialisation ultralibérale qui a suivi. L’extraordinaire diversité des voies et des voix du premier socialisme (délégitimé hâtivement comme romantique ou utopique) avait, en fait, été réduite dans la pensée unique du matérialisme historique, dialectique et scientifique. Dès lors, la tolérance de la pluralité ne pouvait avoir que le statut de concession provisoire tactique sur fond d’intolérance.

Pourtant, on pourrait paradoxalement présenter la décroissance comme un projet radicalement marxiste. Que le marxisme (et peut-être Marx lui-même) aurait trahi. La croissance n’est, en effet, que le nom « vulgaire » de ce que Marx a analysé comme accumulation illimitée de capital, source de toutes les impasses et injustices du capitalisme. Tout, ou presque, se trouve dans la fameuse formule souvent citée par les gardiens du temple : « Accumulez, accumulez, c’est la loi et les prophètes ! » L’essence du capitalisme réside dans l’accumulation du capital, rendue possible par l’extorsion d’une plus-value aux salariés. Dégager un profit suffisant est une condition de l’accumulation, qui n’a elle-même comme fin que la réalisation d’un profit encore plus grand. Cette logique, soulignait déjà Marx, s’impose aux capitalistes individuels ; ceux qui n’y obéissent pas seront éliminés par la concurrence. Finalement, dire que la croissance, ou accumulation du capital, est bien l’essence du capitalisme, sa finalité, est tout aussi juste que dire que celui-ci se fonde sur la recherche du profit. La fin et les moyens sont ici interchangeables. Le profit est le but de l’accumulation du capital comme l’accumulation du capital est le but du profit. Parler dès lors d’une bonne croissance ou d’une bonne accumulation du capital, d’un bon développement
– une mythique « croissance mise au service d’une meilleure satisfaction des besoins sociaux » [^3] –, c’est dire qu’il y a un bon capitalisme (par exemple vert, soutenable, durable) avec une bonne exploitation. Pour sortir de la crise, qui est inextricablement écologique et sociale, il faut sortir de cette logique d’accumulation sans fin du capital et de la subordination de l’essentiel des décisions à la logique du profit. C’est la raison pour laquelle la gauche, sous peine de se renier, devrait se rallier sans réserve aux thèses de la décroissance.

[^2]: Voir la Question paysanne en Afrique, Guy Belloncle, Karthala, 1982, et la Rébellion zapatiste, Jérôme Baschet, Champs Flammarion, 2005.

[^3]: formule d’Alain Beitone et Marion Navarro dans « Décroissance : le poids des mots, le choc des idées », –.

Écologie
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